– Et la voiture? demanda François.
– La plupart du temps, elle couche dehors, faute de place. Bientôt, les automates envahiront la maison et l'on sera obligé d'aller à l'hôtel!… Pourtant, je l'aime bien, notre petite Morris. J'ai appris à conduire. C'est Miss Margrave qui m'a montré. Dès que j'aurai l'âge, je passerai le permis… Et toi? Tu sais conduire?
– Non, avoua François.
– Alors, je te donnerai des leçons… Ecoute! Un pas écrasait le gravier de l'allée. Bob et François sortirent. Ils virent un homme qui se dirigeait vers le perron. Il portait une gabardine serrée à la taille. Sa barbe blonde abondante et sa moustache tombante dissimulaient le bas de son visage. Un chapeau au bord rabattu cachait ses yeux. Bob alla au-devant de lui.
– Monsieur Skinner est-il là? demanda l'inconnu.
– Non. Mon père ne rentrera que ce soir.
– Ah! Comme c'est ennuyeux! L'homme enleva son chapeau et passa sa main, doitgs écartés, dans ses longs cheveux aux reflets roux. Il regardait la maison d'un air hésitant.
– Vous pourriez lui téléphoner, suggéra Bob.
– Oh non! Ce que j'ai à lui dire est trop confidentiel.
– Dans ce cas, je regrette…
Mais l'homme ne semblait pas désireux de rebrousser chemin. Il regardait Bob avec méfiance. Puis il considéra François avec attention, comme s'il soupçonnait les deux garçons de mentir.
– Et si je lui laissais un mot? proposa-t-il. Mais je n'ai pas de quoi écrire. Peut-être pourriez-vous me donner une feuille de papier et un crayon?
Il parlait avec un accent un peu rauque. Bob, des yeux, interrogea François. Celui-ci haussa imperceptiblement les épaules, en signe d'impuissance.
– Eh bien, entrez, dit Bob à regret.
Pas question de conduire ce personnage bizarre au salon. Encore moins au bureau. Bob ouvrit la porte de la salle à manger.
– Reste avec lui, souffla-t-il à François.
L'homme s'assit et pianota sur le bord de la table, d'un air pensif. François remarqua alors les taches de rousseur qui lui marquaient les pommettes. Il avait des sourcils soyeux, peu fournis, et des cils presque blancs. Avec ses yeux trop clairs, il faisait penser à un Scandinave. Bob revint et posa devant le visiteur un bloc et un porte-mine, puis les deux garçons se retirèrent dans un coin de la pièce, par discrétion. Mais ils ne perdaient pas de vue l'inconnu qui, le front plissé, ressemblait à un candidat en train de sécher sur sa copie. Enfin, il écrivit quelques mots, ratura, recommença. Visiblement, il aurait préféré être seul. Mécontent, il arracha la feuille du bloc, la froissa, la mit dans sa poche.
– Je reviendrai demain, dit-il en se levant. Bob s'avança vers lui:
– Si vous voulez me donner votre nom?
– Ce n'est pas la peine. Monsieur Skinner ne me connaît pas. Je repasserai. J'aurai peut-être plus de chance.
Il s'arrêta sur le seuil de la salle à manger et jeta un coup d'œil dans le bureau dont Bob avait oublié de refermer la porte. Puis il remit son chapeau et sortit, accompagné par Bob.
– Drôle de bonhomme, dit celui-ci, un instant plus tard. Il a un curieux accent. Une fois, j'ai entendu un fermier irlandais qui avait à peu près le même. Et tu as vu comme il regardait partout! Encore un inventeur, sans doute. Ils sont tous dingues.
– Oh! Bob! Pas ton père!
– Bien sûr que si, mon père aussi! Il est formidable. Il a peut-être du génie. Mais il marche un peu «à côté de ses pompes».
Ils éclatèrent de rire.
– C'est mon professeur de math qui dit ça, reprît Bob. Et toi aussi, tu marcheras à côté de tes souliers. Au fond, tu es déjà un type comme papa… Allez, viens voir monsieur Tom.
Ils revinrent dans le bureau et Bob sortit de la vitrine la marionnette.
– Tu as la permission? demanda François.
– On ne fait rien de mal… N'est-ce pas, monsieur Tom?… Avez-vous passé une bonne nuit?… Ce qu'il peut m'agacer, avec ses airs de se moquer du monde!
Bob se laissa tomber dans l'unique fauteuil et poussa un profond soupir.
– Quand tu penses que ce machin vaut des millions! Moi, je te répète ce que dit papa. Il paraît que nous allons devenir riches. Tu comprends! Miss Margrave a une grosse fortune, et papa a son amour-propre. Il ne veut rien devoir à personne. Mais qui est-ce qui irait dépenser des millions pour faire la causette avec M. Tom, hein?… Si tu entendais tous ces projets! Un jour, on construit une usine. Un autre jour, on traite avec les Américains… Est-ce que tu vis, toi aussi, dans une autre planète?
– J'aimerais bien, dit François.
– Moi pas. Je tiens sans doute de ma mère. J'aime ce qui est solide, ce qui est sûr. Il y a des jours où ces marionnettes me rendent malade.
Il sauta sur ses pieds.
– J'entends la Morris. Précipitamment, il enferma M. Tom dans la
vitrine. Puis il entraîna François au-devant de l'ingénieur.
– Papa, tu as eu une visite.
Il décrivit l'homme. M. Skinner écarta les bras.
– Je ne vois pas, dit-il. Mais puisqu'il doit revenir, ne nous cassons pas la tête… Mrs. Humphrey? Où êtes-vous? Nous allons prendre le thé tout de suite.
Il saisit familièrement le bras de François.