– Non. Les spectacles, ici, commencent tôt pour que n'importe qui puisse y assister, après le travail de la journée. Personne ne se met en frais.
– Ton père te laisse sortir seul, quelquefois?
– Mais tout le temps. J'ai quinze ans, mon vieux!
Avant de se lever, il donna un dernier coup de langue sur sa cuillère encore gluante de miel. Les deux garçons frappèrent à la porte du bureau.
– Papa!… Ho!…
M. Skinner ouvrit. Comme M. Tom, il tenait ses lunettes à la main et avait les yeux un peu égarés des chercheurs en plein travail. François aperçut le classeur rouge, sur le bureau, et un fouillis de notes éparses. Non sans humour, Bob dit, en prenant un accent distingué:
– Monsieur Tom, avez-vous passé une bonne journée?… Vous sentez-vous capable de sortir avec nous?
M. Skinner entra dans le jeu et répondit, en singeant l'automate:
– Très volontiers.
Puis il sourit, attrapa son fils par le cou et le secoua amicalement.
– Est-ce que vous vous moquez de votre père, monsieur Sans-Atout? Bob ne respecte personne, sous prétexte qu'il faut être dans le vent. Bon! J'arrive.
Il rangea les papiers dans le classeur dont il noua les attaches, le rangea dans l'armoire et ferma le meuble à clef. Il regarda l'heure à sa montre.
– Ça va. Nous avons le temps. Je vais vous montrer le Strand. Festival Hall est tout près, de l'autre côté de la Tamise… Couvrez-vous. Les soirées de septembre sont souvent très fraîches. La Morris était dans la rue; une vieille voiture qui commençait à ferrailler.
– C'est un trait de notre caractère, dit l'ingénieur. Nous aimons ce qui est usagé… aussi bien les voitures que les vêtements.
Les réverbères s'allumaient. On traversait des quartiers paisibles, qui rappelaient Versailles.
– Dès sept heures, expliqua M. Skinner, les Londoniens sont rentrés chez eux. Mais le centre reste animé longtemps… Surtout le Strand, qui est le lieu des spectacles. D'ailleurs, regardez.
La voiture empruntait une large avenue, brillamment illuminée et très animée. Des queues se formaient devant les théâtres et les cinémas.
– On joue en ce moment une pièce d'Agatha Christie, dit Bob. Nous viendrons la voir.
L'auto vira vers la Tamise, dont François sentit le souffle humide. L'espace, soudain, s'ouvrit largement sur la nuit, piquée de mille feux. D'imposants bâtiments s'élevaient au loin, sur la droite.
– Le Parlement, annonça Bob.
Mais on s'engageait sur un vaste pont et un nouveau paysage, d'aspect industriel, s'offrit à François.
– Toute cette partie de la ville, dit M. Skinner, a été détruite par les bombardements. C'est pourquoi Festival Hall est un théâtre neuf, dont l'aspect surprend toujours les visiteurs. Nous y sommes.
Il s'arrêta pour laisser descendre les deux garçons et leur serra la main.
– Bonne soirée. Je rentrerai peut-être tard; avec Merrill, tout est possible… Ne vous inquiétez pas… Ah! J'allais oublier de vous donner les billets… Allez! Dépêchez-vous!
Il y avait beaucoup de monde. François ne pensait plus qu'à son plaisir, qui se transforma en admiration quand il pénétra dans la salle, immense et cependant harmonieuse. Pas de loges. Pas de balcons. Des gradins, comme dans un cinéma. L'ensemble, au premier abord, paraissait un peu austère, mais restait élégant par le choix des couleurs. François et Bob occupèrent deux fauteuils, au bord d'une allée. Ils n'eurent pas le temps de s'asseoir, l'orchestre jouait le
– C'est une coutume, ici, chuchota Bob. Tu ne trouves pas qu'il fait trop chaud?
François ne l'écoutait plus. Il vibrait d'excitation, et quand le prestigieux chef d'orchestre leva sa baguette pour diriger l'Ouverture d'
– Ça ne va pas? murmura François.
– Je crois que j'ai trop mangé, avoua Bob… Les applaudissements éclatèrent, emplirent l'énorme vaisseau. François profita du tumulte pour regarder Bob. Celui-ci était blême. La sueur perlait à son front.
– Ça m'a pris en entrant, dit-il. Mais ça va sans doute passer.
Il essaya de sourire.
– C'est bête! Pour notre première soirée! Inquiet, François n'écouta que d'une oreille la
– Veux-tu que nous sortions un moment?
– Je crois que cela vaudrait mieux, balbutia Bob. Je n'en peux plus.
François, guidant le malade, gagna une des portes. Bob marchait lentement et cherchait sa respiration. Il aspira l'air pur de la nuit avec avidité.
– Mon pauvre vieux, bredouilla-t-il. Je m'en veux, tu sais.
Il étouffa un haut-le-cœur.
– Rentrons, décida François. Ce sera plus prudent, je t'assure. Sans regret.
– Papa va être furieux.
– Mais non… Attends-moi ici. Je vais appeler un taxi.