Une autre matière, qui se présente au cours de ce travail, très singulière, et que je trouve difficile à décrire correctement, c’est la vase, comme l’appellent les baleiniers, appellation justifiée par la nature de cette substance inexprimablement boueuse, filandreuse, qui se dépose dans les cuves de spermaceti après qu’il ait été longuement malaxé et qu’il ait décanté. Je pense que ce sont des membranes détachées de la paroi interne de la boîte à spermaceti, merveilleusement minces et qui se sont soudées.
Le rebut, terme qui appartient au vocabulaire des seuls chasseurs de la baleine franche et se trouve incidemment utilisé par les pêcheurs de cachalots, est une substance sombre, glutineuse qui est raclée sur le dos de la baleine du Groenland et qui couvre les ponts des navires de ces âmes basses qui chassent ce léviathan ignoble.
La canine. Ce mot n’est pas spécifique du vocabulaire des baleiniers. Pourtant, utilisé par eux, il le devient. La canine est une bande courte et ferme de tissus tendineux taillée dans la partie la plus étroite de la queue du léviathan; elle a un pouce d’épaisseur et à peu près la dimension d’un fer de houe. Si l’on promène son tranchant sur le pont, elle fait office de balai de cuir et, grâce à un charme sans nom, comme par magie, elle amadoue toutes les saletés.
Mais pour tout apprendre sur ces mystérieuses questions, le mieux que vous puissiez faire est de descendre dans le parc au gras et de parler longuement avec ses hôtes. Nous l’avons déjà dit, c’est dans cette chambre que sont déposés les morceaux de l’enveloppe après le dépeçage. Lorsque le temps vient de les débiter, ce lieu devient un théâtre de terreur pour tous les novices, surtout de nuit; d’un côté un espace faiblement éclairé d’un falot a été laissé libre pour les hommes qui doivent y peiner. Ils
travaillent deux par deux en général, l’un armé d’une gaffe, l’autre d’une pelle. La gaffe est pareille à la pique d’abordage des frégates et porte d’ailleurs le même nom; c’est une sorte de croc que le piqueur fiche dans une bande de lard, s’efforçant ensuite de l’empêcher de glisser tandis que le navire tangue et roule et que l’homme à la pelle, debout sur ce lard, le tranche en moellons. Cette pelle est aussi affûtée que possible, l’homme qui s’en sert est pieds nus et la matière sur laquelle il se tient fuit parfois irrésistiblement, comme un traîneau. S’il coupe un doigt de son pied, ou de celui d’un de ses aides, peut-on s’en étonner? Les doigts de pied sont rares parmi les vétérans du parc au gras.
CHAPITRE XCV La chasuble
Si vous étiez venu à bord du Péquod
à un certain stade de l’autopsie du cachalot et si vous vous étiez approché du guindeau, je suis presque sûr que vous auriez examiné avec beaucoup de curiosité l’étrange et mystérieux objet sous le vent allongé que vous y auriez vu près des dalots. Ni la merveilleuse citerne de l’énorme tête, ni le prodige de la mâchoire inférieure déboîtée, ni le miracle de la queue symétrique, rien de tout cela ne vous aurait autant surpris qu’un demi-regard jeté sur ce cône énigmatique, plus long qu’un Kentuckais n’est haut, de près d’un pied de
diamètre à la base et d’un noir de jais comme Yoyo, l’idole d’ébène de Queequeg. Et c’est en effet une idole, ou plutôt sa représentation en était une jadis. Une telle idole fut trouvée dans les bois secrets de Maaka, reine de Juda, et son fils, le roi Asa la déposa pour l’avoir adorée, l’abattit et la brûla dans la vallée du Cédron comme abomination ainsi que nous le dit ténébreusement le quinzième chapitre du premier livre des Rois.
Voyez le matelot qu’on nomme éminceur; il s’avance aidé de deux hommes, charge péniblement sur son dos le
grandissimus, comme l’appellent les pêcheurs et, les épaules courbées, l’emporte en chancelant tel un grenadier, sur le champ de bataille, un camarade mort. L’étendant sur le gaillard d’avant, il commence à le dépouiller de sa peau de bas en haut comme un chasseur africain ferait d’un boa. Puis il retourne la peau à la façon d’une jambe de pantalon, l’étire au point d’en doubler le diamètre, puis la met à sécher, bien étendue, dans le gréement. Bientôt il l’y reprend, en coupe la longueur de trois pieds à son extrémité pointue, pratique à l’autre bout des ouvertures pour les bras, puis s’y glisse tout entier. L’éminceur se tient maintenant devant vous dans les vêtements sacerdotaux de sa vocation. Seule cette investiture, de tradition immémoriale, le protégera tandis qu’il officie.
Cet office consiste à émincer le lard pour les chaudières Cette opération se fait sur un curieux chevalet de bois dont une extrémité est assurée contre la lisse et au-dessous duquel une grande baille est destinée à recevoir les morceaux émincés qui y tombent à la vitesse des feuilles du discours d’un orateur enthousiaste. Décemment vêtu de noir, occupant une chaire éminente, absorbé par ses feuillets de Bible, quel candidat à un archevêché, quel gaillard de Pape, cet éminceur ne serait-il pas [22]
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