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Il se tenait là, il y a un instant, je respire l’air qu’il respirait… mais je suis seul. Si le pauvre Pip au moins était là, je pourrais supporter son absence, mais il est perdu. Pip! Pip! Ding, dong, ding! Qui a vu Pip? Il doit être en haut, ici, essayons la porte. Comment? Ni serrure, ni verrou, aucun obstacle et pourtant elle ne s’ouvre pas. Ce doit être de la magie. Il m’a dit de rester ici. Oui, il
m’a dit que cette chaise vissée était mienne. Alors je vais m’asseoir là, contre la barre d’arcasse, en plein centre du navire, avec devant moi toute sa quille et ses trois mâts. C’est ici que, disent nos vieux marins, les grands amiraux dans leurs noirs vaisseaux de 74 canons s’assoient à table, et y président devant les capitaines et les lieutenants en rang. Ah! qu’est-ce là? des épaulettes! des épaulettes! les épaulettes arrivent en foule. Faites passer les carafons, heureux de vous voir, remplissez les grès, messieurs! Quel étrange sentiment éprouve un garçon noir quand il accueille des Blancs galonnés d’or! Messieurs, avez-vous vu un certain Pip?… un petit nègre, de cinq pieds de haut, l’air d’un chien battu, et lâche! Il a sauté d’une baleinière une fois… L’avez-vous vu? Non! Eh bien, remplissez à nouveau vos verres, capitaines, et buvons à la honte des lâches! Je ne donnerai pas de noms. Honte à eux! Mettez les pieds sur la table, là. Honte à tous les lâches! Chut, là-haut, j’entends sonner l’ivoire… Oh! maître! maître! En vérité, je suis abattu quand vous marchez sur moi. Mais ici je resterai, bien même la poupe donnerait sur des écueils qui la transperceraient, quand bien même les huîtres viendraient me rejoindre ici.CHAPITRE CXXX Le chapeau
Et maintenant qu’à l’heure et sur les lieux prédestinés après le préambule d’un si long voyage, sur un aussi vaste parcours, Achab – ayant fréquenté tous les parcours de pêche – semblait avoir traqué son ennemi dans un repli de l’Océan, afin de l’y abattre plus sûrement. Maintenant il se trouvait proche de la latitude et de la longitude
mêmes où lui avait été infligée sa suppliciante blessure; maintenant on avait parlé à un navire qui avait rencontré Moby Dick la veille même, maintenant toutes les rencontres avec divers navires avaient prouvé l’indifférence satanique avec laquelle la Baleine blanche avait déchiqueté ses chasseurs innocents ou coupables, maintenant on voyait poindre dans le regard du vieillard une expression que les âmes faibles avaient peine à supporter. Pareille à la fixité de l’étoile polaire qui transperce d’un regard inébranlable le centre de la longue nuit polaire, l’intention d’Achab, immuable, étincelait sur le minuit perpétuel du sombre équipage; elle le dominait si bien que tous leurs pressentiments, leurs doutes, leurs inquiétudes, leurs terreurs enfouies au plus profond de leurs âmes ne laissaient pas croître la moindre tige, ni s’ouvrir la moindre feuille.
Au cours de cet intermède lourd d’un ténébreux avenir, toute bonne humeur, feinte ou naturelle, s’évanouit. Stubb ne luttait plus pour obtenir un sourire, ni Starbuck pour y mette obstacle. Joie et tristesse, espérance et crainte, semblaient également réduites à la poudre de la plus fine poussière dans le pesant mortier de l’âme de fer d’Achab. Les hommes allaient et venaient sur le pont comme des automates, sentant le regard despotique du vieil homme qui ne les quittait pas.
Mais si vous aviez sondé le secret de ses heures les plus intimes, celles où il pensait n’être vu de personne, sauf d’un seul, vous auriez découvert que, tout comme son regard emplissait l’équipage d’une terreur sacrée, il redoutait mêmement le regard insondable du Parsi, qui le troublait, parfois d’une façon insensée. Une étrangeté accrue, voilée, investissait désormais le maigre Fedallah, secoué à tel point d’incessants frissons que les hommes lui jetaient un regard inquisiteur, se demandant, semblait-il, s’ils avaient affaire à un être de chair ou à l’ombre tremblante qu’eût projetée sur le pont quelque corps invisible. Et cette ombre rôdait sans cesse, car même à la nuit, personne n’eût pu dire que Fedallah dormait ou qu’il fût même descendu. Il restait immobile des heures durant, mais jamais assis ni appuyé, ses yeux merveilleux et tristes disaient clairement: nous sommes les deux veilleurs qui
jamais ne reposons.