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Se retirant, dans un clapotis, à distance de sa proie, Moby Dick leva à la verticale sa tête blanche allongée, et l’abaissa tour à tour dans les lames, tournant en même temps avec lenteur son corps fuselé, de sorte que lorsque son vaste front ridé émergea – à quelque vingt pieds ou plus hors de l’eau – les vagues qui, maintenant, enflaient se pressèrent et se brisèrent en gerbes étincelantes autour de lui et jetèrent vindicativement plus haut leur écume tremblante [24], de même que, lors d’une tempête, les vagues déroutées de la Manche, ne se retirent du pied du phare d’Eddystone que pour le couronner d’écume.

Mais reprenant bientôt sa position horizontale, Moby Dick mena une ronde rapide autour des hommes naufragés, brassant l’eau dans son sillage vengeur comme s’il se préparait à un assaut plus redoutable encore. La vue de la pirogue en éclats parut l’enrager, comme le sang des raisins et des mûres jetés devant les éléphants d’Antiochus dans le livre des Macchabées. Pendant ce temps Achab, à demi étouffé par l’écume soulevée par la queue insolente de la baleine, trop infirme pour nager put se maintenir en surface, même au cœur d’un tel tourbillon; sa tête apparaissait comme une bulle ballottée que le moindre heurt pouvait faire éclater. De la poupe brisée, Fedallah le regardait avec une paisible indifférence. À l’autre extrémité en dérive, l’équipage cramponné ne pouvait lui être d’un quelconque secours, il suffisait aux hommes d’avoir à s’occuper d’eux-mêmes. La révolution terrifiante de la Baleine blanche, la rapidité planétaire avec laquelle elle resserrait ses anneaux était telle qu’elle semblait vouloir fondre sur eux. Et bien que les autres baleinières fussent intactes et se trouvassent à peu de distance, elles n’osaient pénétrer au cœur du tourbillon pour frapper, de crainte de donner le signal de destruction des naufragés en péril, tant d’Achab que des autres, et de perdre tout espoir d’échapper eux-mêmes. Sans la perdre un instant des yeux, les hommes restèrent, dès lors, au bord de cette zone lugubre dont la tête d’Achab était devenue le centre.

Cependant cette scène avait été depuis le début suivie du haut des mâts du navire. Brassant carré il s’était approché tant et si bien qu’Achab le héla: «Mettez le cap sur la…» mais à ce moment, il fut submergé par une vague soulevée par Moby Dick, il se débattit et soulevé par hasard sur la crête d’une lame, il hurla:

– Mettez le cap sur la baleine?… Chassez-la.

La proue du Péquod pointa et, brisant le cercle enchanté elle sépara en effet la baleine blanche de sa victime. Tandis qu’elle s’éloignait, maussade, les baleinières s’élancèrent au secours.

Hissé dans la pirogue de Stubb, les yeux aveuglés, injectés de sang, la saumure séchant dans ses rides, Achab sentit ses forces, mises à rude épreuve, l’abandonner et son corps anéanti gisait impuissant au fond de l’embarcation, comme s’il eût été foulé aux pieds par des troupes d’éléphants. D’indicibles plaintes montaient de ses profondeurs aussi désolées que celles qu’on entend dans les gorges des torrents. Sa prostration fut si profonde qu’elle ne dura pas. En un instant, la souffrance de certains grands cœurs peut être aussi intense que la somme de toutes les souffrances plus superficielles éprouvées pendant leur vie entière par des âmes moins fortes. En de tels cœurs, une seule douleur est brève, mais si tel est le destin des dieux, leur vie faite d’instants fulgurants compte pour des siècles de douleur de toute l’humanité, car ces nobles natures sont le centre dont la circonférence enferme les âmes qui leur sont inférieures.

– Le harpon, dit Achab se levant à demi sur coude, le harpon est-il sauvé?

– Oui, sir, puisqu’il n’a pas été jeté, le voici, répondit Stubb en le montrant.

– Posez-le devant moi… aucun homme ne manquera-t-il?

– Un, deux, trois, quatre cinq… cinq avirons, sir et voilà leurs cinq hommes.

– Heureusement. Aide-moi, homme, je veux me mettre debout. Ainsi je la vois! là! là! filant toujours sous le vent, quel jet élevé! Ôtez vos mains de dessus moi! La sève éternelle court à nouveau dans les os d’Achab! Établissez la voile, levez les avirons, l’aviron de queue!

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