— Tout le monde, Tony. Tout le monde, ça va des Britanniques aux paramilitaires loyalistes, des dissidents républicains au fils d’une de ses victimes en passant par le fermier du coin qui a reconnu Tyrone sur le chemin, et qui s’est donné du courage avec quelques pintes avant de décharger son fusil. C’est ça, tout le monde, Tony.
— Et TIRA ?
— Mike a répondu à la question, Tony.
— J’ai répondu à la question, Tony.
— Et un type de TIRA, seul dans son coin, par vengeance ?
– LTRA est une armée, Tony. Il n’y a pas de gars dans son coin.
— Mais qui, alors ?
— Pourquoi pas toi, Tony ? Par orgueil, par vengeance aussi. Avec Sheila, tu as été le seul à lui rendre visite. Alors tu vois, pourquoi pas toi, Tony ?
— Parce que ce n’est pas moi.
— Voilà,
Les bières sont arrivées à pleines mains. Mike O’Doyle a posé son bras sur l’épaule de Jack Meehan et l’a obligé à se pencher pour lui parler, front contre front. Jack a hoché la tête plusieurs fois. Puis il a remercié l’autre en lui serrant la main. Quand il s’est redressé, il semblait apaisé. Il a inspiré fort, levé sa bière à hauteur de ses yeux.
— Slâinte !
Les autres ont répondu, verre haut.
— Slan’cheu, j’ai murmuré comme eux.
Je posais mes lèvres sur la crème ocre pour ne pas la froisser. Je buvais lentement, pour que l’amer me prenne. J’ai fermé les yeux. Sur scène, l’animateur enchaînait les standards des années 70. J’ai demandé à Jack s’il voulait une autre bière. Il en avait deux encore devant lui. Mike a refusé aussi, d’un geste de main. Il m’a regardé. Il s’est penché vers moi. Il m’a dit de le suivre. J’ai levé les yeux vers Jack. Il a hoché la tête. Alors je me suis levé.
Nous sommes allés dans les toilettes. Mike O’Doyle est entré le premier. Partout dans la grande pièce, des hommes parlaient. C’est ici que l’on s’isole. Il m’a pris doucement par le bras et entraîné vers le mur du fond, sous la fenêtre grillagée. Il tournait le dos aux autres, je lui faisais face, adossé à la faïence terne. Il a croisé les bras et penché légèrement la tête. Il me regardait sans un mot. Il attendait quelque chose. Je ne savais quoi. Derrière, les hommes pissaient, riaient, se tapaient dans le dos. Nous étions silencieux et immobiles.
— Il ne m’a rien dit, j’ai murmuré.
— Et ?
— Et rien. Il ne m’a rien dit.
— Je sais qu’il ne t’a rien dit. Et quoi, maintenant ?
— Je ne comprends pas. Vous parlez trop vite.
— Nous t’avions déconseillé d’y aller.
— Mais je voulais savoir.
— Savoir quoi ?
— Savoir s’il y avait eu des choses vraies tout ce temps-là.
— Des choses ?
— Des sentiments, comme l’amitié.
Mike O’Doyle a hoché la tête. Il a mis les mains dans ses poches. Il avait l’air surpris et amusé.
— L’amitié, il a répété.
Puis il s’est retourné. Il est allé à la rigole et il a pissé.
— La bière ne te fait pas ça, à toi ? J’ai dit que si. Je l’ai rejoint.
— Tu repars quand ?
— Demain.
— Il faudra te trouver un lit si Sheila vend la maison.
J’ai tourné la tête. O’Doyle se reboutonnait en regardant le plafond. Il a dit qu’il allait me présenter une dame qui vivait dans le quartier de Ballymurphy. En clignant de l’œil, il m’a dit aussi qu’il la connaissait très bien. Une vieille républicaine. Elle était adorable. Sa porte était toujours ouverte pour les gars, le thé toujours brûlant. Pendant la guerre, elle rajoutait des petites choses au colis des prisonniers. Elle correspondait avec les plus isolés. Jamais elle n’a manqué une seule manifestation. Toute sa vie, elle a défilé, m’a dit O’Doyle. Elle n’a jamais baissé les yeux devant un Anglais. Elle ne s’est jamais plainte de rien. Elle avait une chambre à l’étage, qu’elle ouvrait parfois pour les amis. En attendant, je pourrais m’y installer.
Nous allions sortir des toilettes. Avant de pousser la porte battante, Mike s’est retourné. Je l’ai interrogé du regard.
— C’est les Britanniques qu’on veut chasser, pas les luthiers.
Je lui ai souri. Il a observé la salle. Il a tourné sur lui-même jusqu’à ce qu’il remarque une table de femmes, près de la porte.
— Viens une seconde, m’a dit l’Irlandais.