Deux étaient morts enfants. Les autres ont survécu. Doigt à doigt, il m’a donné chaque prénom. Séanna… Mary… Roisin… Il ne savait plus exactement les âges, mais il savait leurs pays. Ecosse, Canada, Etats-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande. A part une sœur devenue nonnette et un frère qui vivait à Dublin, tous avaient choisi l’exil. Et puis Tyrone m’a raconté sa mère. Quelques phrases brèves pour dire la lâcheté. Et son père. Patraig Meehan, Pat’, un grand républicain, un catholique pieux, un paysan immense, un formidable joueur de Hurley, le plus grand conteur de Killybegs, le plus formidable buveur de stout du Donegal, le plus admirable chanteur de toute l’Irlande, en ses côtes et en ses îles. Un Leprechaun de légende, un magicien. Et aussi un père qui les battait. Tous, les unes après les uns, et aussi leur mère, chaque soir que la bière faisait, en jurant Dieu qu’il était né trop tôt ou trop tard mais pas au bon endroit. Tyrone Meehan m’a raconté ça presque à voix basse. Il l’appelait son Méchant Homme. Il m’a dit qu’il l’avait haï jusqu’à sa mort, un matin d’hiver, retrouvé le long de la route, en plein vent, couché dans le bas-fossé, entre le pub et la maison, gris, du glacé à la place du sang.
— Tu sais tenir un autre secret ? m’a demandé Tyrone.
J’ai dit oui. Il m’a dit que les coups de son père et puis sa haine à lui, personne ne le savait. Pat’ Meehan était un homme admirable et nous en resterions là. Il a posé le dos de sa main ouverte sur la table. J’ai posé ma paume sur la sienne. Il a fait son clin d’œil et son mouvement de tête. J’étais bouleversé par sa confiance. J’ai levé mon verre. Il a levé le sien. Dehors, la pluie avait cessé. Ce soir-là, Tyrone Meehan trahissait le général Humbert depuis déjà 17 ans.
*
On
a retrouvé le corps de mon traître le jeudi 5 avril 2007
à 15 heures, dans le salon, devant la cheminée. Il
était couché sur le ventre. C’est un voisin qui a
remarqué la porte ouverte depuis le matin. Sheila était
à Belfast. Jack aussi. La police irlandaise a dit 202
*
Je
suis arrivé à Belfast le dimanche 8 avril, après
la parade de Pâques. Un ruban noir avait été
accroché sur la porte de la maison. Dans le salon, il y avait
Jack, Sheila, et quelques personnes que je ne connaissais pas. Le
cercueil était ouvert, posé sur des tréteaux
argentés. La tête de Tyrone était bandée.
Il ne restait de peau que les paupières bleues, l’arête
du nez et les lèvres minces. La toile dissimulait son front
jusque sous les sourcils, enveloppait son menton et son cou. Il avait
les mains jointes. Je ne l’ai pas reconnu. Je n’ai rien
reconnu de lui. J’ai détourné les yeux. Je n’ai
touché ni le bois ni le corps. Il n’y avait que quelques
cartes pieuses posées sur son linceul. Jack m’a apporté
ma chope à thé, la mienne, ornée d’une
tour Eiffel coiffée d’un béret. Sheila était
habillée de noir, comme le tour de ses yeux. Elle avait
épingle le lys de Pâques à son revers. Elle ne
pleurait plus. Elle m’a proposé des biscuits. Elle
allait et venait, de son homme mort à la petite cuisine.
Personne ne passait la porte. Jack m’a expliqué que le
corps avait été rapatrié la veille du Donegal.
Avant cela, des dizaines de voisins et de républicains étaient
venus présenter leurs condoléances. Des membres
importants de Sinn Féin, des chefs, des combattants sans
grade, un responsable de la brigade de Belfast, deux officiers du
commandement du Nord et même un membre du Conseil de l’Armée
républicaine. Dès que le cercueil est arrivé à
la maison, les gens ont cessé de venir. C’est pour Jack
et Sheila qu’ils frappaient à la porte, pas pour Tyrone.
Ses amis, ses camarades de combat, ses frères d’embuscade,
plus personne ne prononçait son prénom ou son nom.
Quand ils l’évoquaient, ils disaient :
— Il y a eu une enquête interne. L’IRA sait que tu as vu Tyrone.
— Comment ça, une enquête interne ?