Le matin, il est levé à l'aube. Dans le brouillard, il aperçoit les premiers feux des grenadiers qui s'allument dans le parc. Il a hâte d'être au travail. Il rudoie Constant et Roustam, trop lents pour sa toilette. Les affaires l'attendent, dépêches arrivées de Paris, décrets, règlements à dicter, ordres à renvoyer au maréchal Lefebvre qui dirige le siège de Dantzig où les troupes prussiennes du maréchal Kalkreuth refusent de se rendre.
C'est cela, le plus urgent, faire tomber cette place afin d'avoir le flanc libre pour se porter contre Bennigsen quand il commettra la faute de s'avancer.
Car tel est le plan. Napoléon revoit les cartes. Le maréchal Ney est en avant des lignes françaises, comme un appât. Il reculera afin d'attirer Bennigsen, qu'on enveloppera par les flancs et qu'on détruira comme on a déjà détruit les troupes russes à Austerlitz. Il faut une victoire aussi éclatante pour que le tsar Alexandre Ier
comprenne enfin qu'il doit traiter. Et peut-être alors pourra-t-on conclure avec lui une alliance qui partagerait l'Europe en deux zones d'influence. Et qui ferait plier l'Angleterre.Napoléon hausse la voix. Il dicte une lettre pour Talleyrand. Il vient d'apprendre qu'à Londres un nouveau cabinet s'est constitué autour du duc de Portland et qu'il a rassemblé autour de lui Canning, Castlereagh, Hawkesbury, tous des hommes de Pitt, des partisans de la guerre à outrance. Comment imaginer qu'on puisse traiter avec ces hommes-là ? Il faut les vaincre, donc battre les Russes, puis tenir le continent et faire entendre raison aux Anglais.
Mais qui comprend ces enjeux ? À Paris, on murmure, on rêve de paix, et cette sérénade se fait entendre jusque dans les salons de l'Impératrice.
« Ridicule coterie ! » s'exclame Napoléon.
Il écrit à Fouché, le ministre de la Police générale. Ne devrait-il pas surveiller et empêcher cela ?
« Il faut donner à l'opinion une direction plus ferme..., dit Napoléon. Il n'est pas question de parler sans cesse de paix, c'est le bon moyen de ne pas l'avoir... »
Napoléon froisse les journaux, les jette dans le feu. Ces hommes de lettres parlent et écrivent à tort et à travers, donnent dans leurs articles des informations militaires qui instruisent l'ennemi. Cela est fort bête.
Il se calme.
« L'esprit de parti étant mort, dicte-t-il, je ne puis voir que comme une calamité dix polissons sans talent et sans génie clabauder sans cesse contre les hommes les plus respectables, à tort et à travers. »
Mais qui d'autre que lui analyse clairement la situation ? Talleyrand lui-même, l'habile, le retors prince de Bénévent, s'illusionne sur l'attitude de tel ou tel, de l'Autriche qui offre sa médiation.
Napoléon se tourne vers Caulaincourt, son écuyer. Il l'interroge, insiste jusqu'à ce que Caulaincourt réponde qu'il regrette que « les espérances de paix s'éloignent, Sire ». Et le général Clarke approuve en hochant la tête.
« Aimer, je ne sais trop ce que cela veut dire en politique ! » s'exclame Napoléon.
Peut-il faire comprendre qu'il voudrait, lui aussi, une paix générale, un congrès européen ?
Il convoque Talleyrand à Finckenstein, l'entraîne dans le parc, le fait assister aux parades qui se déroulent chaque jour à midi. Il est familier, détendu.
« Il faut être circonspect dans les négociations, lui dit-il. Marcher doucement et voir venir. »
Il observe longuement Talleyrand. Il devine les pensées que cache ce visage poudré, souriant, qui ne laisse paraître aucune émotion. Talleyrand, au lieu de se trouver en Pologne, à Varsovie ou à Finckenstein, préférerait jouir de sa fortune dans son hôtel de la rue d'Anjou !
Depuis que Marie Walewska est arrivée à Finckenstein, une nuit, début avril, en compagnie de son frère, Théodore Laczinski, un capitaine des lanciers polonais qui sert dans la Grande Armée, Napoléon perçoit dans son entourage, malgré les courbettes et le silence, des réticences. On parle de son « épouse polonaise » qui l'inciterait à prolonger la guerre parce qu'elle souhaite voir renaître son pays.
Clabauderies ! Comme s'il était homme à se laisser dicter ses choix par une femme !