Est-ce le moment ? Il ne faut pas attaquer prématurément. Il faut laisser Bennigsen s'enfoncer, l'inviter à faire passer ses soldats sur la rive gauche de la rivière, lui faire croire qu'il n'a devant lui que quelques troupes, le gros de la Grande Armée marchant vers le nord, vers Königsberg. Bennigsen va imaginer pouvoir réaliser une attaque de flanc, bousculer Ney, Lannes qui est entré dans Friedland. Et, quand il sera ainsi tout entier sur la rive gauche, il faudra détruire les ponts, fermer la nasse, ne lui laisser le choix qu'entre la capitulation, la noyade et la retraite.
Napoléon pointe sur la carte le bout de sa cravache : Friedland, dit-il.
Le mercredi 10 juin, on se bat à Heilsberg. Napoléon s'emporte, exige qu'on lui communique tous les détails de la bataille. Murat a chargé, ses cavaliers ont été fauchés par la mitraille, son cheval a été tué sous lui, il a même perdu une botte, et a chargé encore.
Trop tôt, trop tôt.
Napoléon galope vers le champ de bataille. Les Russes ont reculé alors qu'ils tenaient la victoire. Napoléon marche au milieu des blessés. Il voit autour des ambulances des amoncellements de bras, de jambes, coupés, mêlés aux cadavres.
Il donne des ordres pour qu'on secoure les blessés. Puis il monte à nouveau à cheval. Il ne peut plus dormir que quelques dizaines de minutes par-ci, par-là. Mais il ne sent aucune fatigue. Est-ce que la flèche retombe quand elle a été tirée, avec toute la force et la science de l'archer, vers sa cible ?
Il est cette flèche.
Le dimanche 14 juin, Napoléon comprend que le sort en est jeté : les troupes de Bennigsen sont entassées sur la rive gauche. Les soldats de Lannes, comme ceux de Ney, se sont retirés en bon ordre, aspirant derrière eux les Russes, qui occupent Friedland.
Napoléon est sûr que plus rien ne pourra l'empêcher : Bennigsen est ferré.
Il enfourche son cheval, commence sa course vers le lieu des premiers combats, et arrive au milieu des soldats d'Oudinot.
- Où est donc l'Aile ? demande-t-il à Oudinot.
Le général tend le bras, montre la rivière large d'une cinquantaine de mètres et dont la rive est abrupte.
- Là, dit-il, derrière l'ennemi.
- Je lui mettrais bien le cul dans l'eau, dit Napoléon.
Les boulets commencent à tomber autour de Napoléon, les blessés se multiplient. Il demeure les bras croisés sous le feu. Oudinot s'approche, explique que les grenadiers menacent de cesser de se battre si l'Empereur s'expose ainsi.
Napoléon remonte à cheval, fait installer son bivouac à Posthenen, un petit village face aux troupes russes de Bagration.
Il fait donner l'artillerie et va et vient sur une butte, cinglant les hautes herbes de sa cravache.
C'est le 14 juin. Un signe.
Il se tourne vers Berthier.
- Jour de Marengo, jour de victoire, dit-il. Friedland vaudra Austerlitz, Iéna et Marengo dont je fête l'anniversaire.
Il marche rapidement. Voilà un signe du destin. Il se sent habité par une énergie joyeuse que rien ne peut briser. Quand le capitaine Marbot lui apporte un pli du maréchal Lannes, il l'interroge.
- As-tu bonne mémoire, Marbot ? Eh bien, quel anniversaire est-ce, aujourd'hui 14 juin ?
Marbot répond.
- Oui, oui, dit Napoléon, celui de Marengo, et je vais battre les Russes comme je battis les Autrichiens.
Il monte à cheval, longe les colonnes de soldats, qui crient : « Vive l'Empereur ! » et leur lance :
- C'est aujourd'hui un jour heureux, l'anniversaire de Marengo.
La journée s'avance. Il fait chaud. Il n'a toujours pas donné l'ordre de l'attaque générale. Toutes les troupes ne sont pas encore parvenues sur le champ de bataille.
Il regarde à la lunette. Les membres de l'état-major, près de lui, répètent que les troupes russes continuent de passer sur la rive gauche, et qu'elles sont si nombreuses qu'il faut sans doute attendre le lendemain pour les attaquer, quand la Grande Armée sera au complet.
Napoléon baisse sa lunette. Il sait, lui, que c'est le moment.
- Non, dit-il, on ne surprend pas deux fois l'ennemi en pareille faute.
Tout est simple maintenant. Les pensées deviennent des ordres et des actes. Il s'approche de Ney, lui saisit le bras.
- Voilà le but, dit-il.
Il montre les troupes russes et, au-delà, la ville de Friedland.
- Marchez sans y regarder autour de vous : pénétrez dans cette masse épaisse quoi qu'il pût vous en coûter ; entrez dans Friedland, prenez les ponts et ne vous inquiétez pas de ce qui pourra se passer à droite, à gauche ou sur vos arrières. L'armée et moi sommes là pour y veiller.
Ney s'élance.
Napoléon le suit des yeux.
- Cet homme est un lion, murmure-t-il.
À 17 h 30, alors que le soleil est encore haut en ce dimanche 14 juin 1807, Napoléon donne l'ordre de l'attaque. Vingt pièces de canon en place à Posthenen ouvrent le feu à son signal, et toute l'artillerie déclenche son tir. Au milieu des explosions, Napoléon entend les cris de « Vive l'Empereur ! En avant ! À Friedland ! ».
Sa pensée est devenue cette bataille.