Napoléon l'embrasse. Ils se dirigent côte à côte vers la grande tente.
- Je hais les Anglais autant que vous les haïssez, commence Alexandre.
Sa voix est mélodieuse, son français parfait.
- Je serai votre second dans tout ce que vous entreprendrez contre eux, poursuit-il au moment où ils sont sur le seuil de la tente.
Napoléon soulève le voile.
- En ce cas, tout peut s'arranger, dit-il, et la paix est faite.
Napoléon parle. Il est emporté par une agréable griserie. Jamais son esprit n'a été aussi vif. Il veut convaincre, séduire, entraîner cet empereur dont il est l'aîné, dont il a battu les troupes, qu'il ne veut pas humilier pourtant mais au contraire rallier afin de bâtir avec lui cette Europe à deux faces.
Il n'y a pas d'autre choix, d'ailleurs. La Prusse ?
Il dit à Alexandre :
- C'est un vilain roi, une vilaine nation, une puissance qui a trompé tout le monde et qui ne mérite pas d'exister. Tout ce qu'elle garde, elle vous le doit.
L'Autriche ? Napoléon ne veut pas l'évoquer, mais il a lu, au moment où il quittait sa résidence de Tilsit pour se diriger vers le Niémen afin d'y rencontrer Alexandre, les dépêches d'Andréossy. L'ambassadeur de France à Vienne rapporte comment les Autrichiens ont espéré la défaite de la Grande Armée, comment ils se sont préparés à intervenir pour l'achever si elle avait été battue, comment la victoire de Friedland a désespéré la cour de Vienne.
Reste la Turquie, mais une révolution de palais vient d'y renverser le sultan Selim III, l'allié de Napoléon.
Napoléon murmure à Alexandre :
- C'est un décret de la providence qui me dit que l'Empire turc ne peut plus exister !
Il évoque l'Orient, observe Alexandre.
Le temps a passé, plus d'une heure trente. Ils conviennent de se rencontrer demain, vendredi 26 juin, sur le radeau.
Le roi Frédéric-Guillaume de Prusse devrait être présent, dit Alexandre.
Napoléon a un mouvement d'humeur.
- J'ai souvent couché à deux, jamais à trois, dit-il.
Puis il se reprend, offre pour les entretiens suivants que les rencontres aient lieu à Tilsit, ville dont il cédera la moitié aux Russes afin qu'Alexandre puisse y résider.
- Nous parlerons, dit-il.
Puis il ajoute :
- Je serai votre secrétaire et vous serez le mien.
Napoléon prend le bras d'Alexandre et se dirige vers son canot.
Des deux rives montent les vivats des soldats qui regardent la scène.
Cette nuit-là, Napoléon, qui dort dans la grande maison qu'il occupe à Tilsit, a un sommeil entrecoupé de longs moments de veille.
Les feux des soldats de la Garde éclairent la pièce. Il entend une chanson qui, au loin, monte dans la nuit.
L'air est celui d'un refrain qu'entonnent souvent les grenadiers en marchant. La voix, d'abord seule, est rejointe par d'autres, joyeuses, qui reprennent en chœur :
Le sommeil se dissipe. Pourquoi s'ensevelir dans l'oubli et le silence qu'il procure alors que les journées qu'il vit sont les plus pleines de sa vie ?
Il réveille Roustam, fait appeler son secrétaire. Il dicte une lettre pour Fouché : « Veillez à ce qu'il ne soit plus dit de sottises, directement ou indirectement, de la Russie. Tout porte à penser que notre système va se lier avec cette puissance d'une manière stable. »
Il renvoie d'un geste brusque le secrétaire.
Il marche dans la pièce, les mains derrière le dos, à son habitude.
Peut-il faire confiance à Alexandre, à ce Romanov qui, il y a peu, signait avec les Prussiens une convention de guerre à outrance contre la France ? Le tsar est-il l'un de ces hommes doubles comme le sont souvent les héritiers des dynasties ?
Napoléon prend la plume. Il veut préciser ses impressions, écrire sans contrainte.