« La plus grande intimité s'est établie entre l'empereur de Russie et moi, écrit Napoléon à Cambacérès, et j'espère que notre système marchera désormais de concert. Si vous voulez faire tirer soixante coups de canon pour l'annonce de la paix, vous êtes le maître. »
Il accompagne Alexandre jusqu'à la barque qui va le conduire sur la rive droite du Niémen. C'est le temps des adieux. Il voudrait que ce moment se prolonge. Il sait trop qu'une fois éloignés de lui les hommes, et le tsar, comme l'un quelconque d'entre eux, échappent à son influence, se dérobent. Et qu'il faudra compter avec le travail de sape des agents de Londres à Saint-Pétersbourg.
Il veut se rassurer, dit à Alexandre :
- Tout porte à penser que, si l'Angleterre ne fait pas la paix avant le mois de novembre, elle la fera certainement quand, à cette époque, elle saura les dispositions de Votre Majesté, et qu'elle verra la crise qui se prépare pour lui fermer tout le Continent.
Peut-il être sûr d'Alexandre ?
Il passe en revue avec lui les régiments de la Garde personnelle du tsar.
- Votre Majesté me permettra-t-elle de donner la Légion d'honneur au plus brave, à celui qui s'est le mieux conduit dans cette campagne ? demande-t-il.
Un grenadier est désigné. Napoléon lui accroche sa Légion d'honneur sur la poitrine.
- Grenadier Lazaref, tu te souviendras que c'est le jour où nous sommes devenus amis, ton maître et moi.
Il étreint Alexandre.
Autour de lui, quelques voix s'inquiètent déjà. On ne peut se fier à Alexandre, lui répète-t-on.
Il hésite, convoque le général Savary. Il le fixe. L'homme est un fidèle parmi les fidèles. Il l'a montré au moment de l'arrestation et de l'exécution du duc d'Enghien.
- J'ai confiance dans l'empereur de Russie, lui dit-il, nous nous sommes donné réciproquement des marques de la plus grande amitié après avoir passé ici vingt jours ensemble, et il n'y a rien entre les deux nations qui s'oppose à un entier rapprochement.
Il s'approche de Savary, lui pince l'oreille.
- Allez y travailler.
Savary sera l'ambassadeur de Napoléon à Saint-Pétersbourg. Et il faudra bien que les salons l'acceptent, lui, le général accusé d'être le responsable de la mort du duc d'Enghien.
- Je viens de faire la paix, continue Napoléon. On me dit que j'ai eu tort, que je serai trompé ; ma foi, c'est assez de faire la guerre. Il faut donner le repos au monde.
Il marche autour de la pièce.
- Dans vos conversations à Pétersbourg, ne parlez jamais de la guerre, ne frondez aucun usage, ne remarquez aucun ridicule, chaque peuple a ses usages et il n'est que trop dans les habitudes des Français de rapporter tout aux leurs et de se donner pour modèle, c'est une mauvaise marche...
Il accompagne Savary jusqu'à la porte.
- La paix générale est à Pétersbourg, dit-il, les affaires du monde sont là.
Napoléon quitte Tilsit le 9 juillet à 22 heures. Il a hâte maintenant de retrouver Paris, le cœur de l'Empire. Voilà dix mois qu'il est absent.
Il passe à Königsberg, à Posen. Il s'arrête un jour ici, quelques heures là. Il est impatient devant les réticences des uns, les oppositions des autres.
- Faites connaître aux habitants de Berlin que, s'ils ne paient pas les 10 millions de leur contribution, ils auront une garnison française éternellement, lance-t-il au général Clarke à l'étape de Königsberg.
Ne savent-ils pas qu'il est le vainqueur, l'Empereur des rois ?
Et les Portugais l'ignorent-ils aussi ? Qu'ils ferment leurs ports aux Anglais avant le 1er
septembre, écrit-il à Talleyrand sur la route de Dresde, « faute de quoi je déclare la guerre au Portugal et les marchandises anglaises seront confisquées ».Il ne veut plus, il ne peut plus maintenant tolérer qu'on résiste stupidement. La Prusse, la Grande Russie ont plié ou recherché son alliance, croit-on qu'il va se laisser faire par des Portugais ou des Espagnols ? Ou bien par le pape qui, selon une dépêche d'Eugène de Beauharnais, envisage de le dénoncer ! « Me prend-il pour Louis le Débonnaire ? Je serai toujours Charlemagne dans la cour de Rome ! »
Il arrive à Dresde le vendredi 17 juillet.
La ville est belle, décorée, illuminée. Le roi de Saxe s'incline, l'invite respectueusement aux fêtes qu'il a préparées en son honneur.
Les femmes, parées, font la révérence, accueillantes.
Il s'attarde quelques jours. Il reçoit des délégués polonais, leur présente le roi de Saxe. Voilà le souverain du grand-duché de Varsovie qu'il décide de créer avec les provinces polonaises arrachées à la Prusse. Mais des troupes françaises resteront dans le grand-duché, dont l'Empereur français sera donc le vrai maître. Ce n'est pas
Il pense à Marie Walewska.
Et il écrit à Joséphine.