Il hésite. Il pense à Mlle Guillebeau, à la nuit qui vient. Il faudrait aussi un événement, un signe qui lui permette de balayer en quelques phrases les illusions de cette famille qu'il méprise.
Le 5 mai 1808, il n'a encore rien dit.
Il se promène, ce jeudi-là, dans le parc du château de Marracq.
C'est le milieu de l'après-midi. Il fait doux.
Il n'a pas pu refuser de donner son bras à cette petite femme grosse, laide, vulgaire, la reine Marie-Louise, qui respire bruyamment, se plaint d'une voix aiguë de son fils Ferdinand, ce traître. Elle se lamente des souffrances que les émeutiers ont infligées à « son » prince de la Paix, Godoy. Elle s'en remet à l'Empereur, dit-elle en lui pressant le bras. Charles IV approuve sa femme. Il se tient de l'autre côté de Napoléon. Ils sont tous deux comme des sujets qui quémandent.
Napoléon se retourne, il aperçoit Joséphine aux côtés de Duroc et de Ferdinand. Il éprouve tout à coup pour elle un élan de gratitude. Elle l'a toujours soutenu avec intelligence. Ici encore, elle écoute quand il le faut les souverains d'Espagne, elle a la grâce naturelle d'une souveraine.
Il voit un officier qui s'avance, venant du château, précédé d'un aide de camp. L'officier, dont l'uniforme est couvert de poussière, porte un gros portefeuille de cuir. Il doit être envoyé par Murat.
Napoléon s'approche en compagnie de Marie-Louise et de Charles IV.
- Qu'y a-t-il de nouveau à Madrid ? demande-t-il en reconnaissant le capitaine Marbot, un aide de camp de Murat.
Il s'étonne du silence de l'officier qui présente les dépêches, le regard fixe.
- Que se passe-t-il ? répète Napoléon.
L'officier se tait toujours.
Napoléon prend les dépêches, entraîne l'officier loin des Bourbons et, au fur et à mesure que l'on s'éloigne, le capitaine Marbot se met à parler. Sous les arbres, tout en marchant le long du mur de clôture, Napoléon écoute, lit les dépêches de Murat.
Le 1er
mai, la foule s'est rassemblée Puerta del Sol, à Madrid. Elle a été difficilement dispersée. Le lundi 2 au matin, l'émeute à l'annonce du départ de la capitale du plus jeune des fils de Charles IV, don Francisco, s'est déchaînée. Les soldats français isolés dans Madrid ont été égorgés. Plusieurs milliers d'émeutiers ont attaqué les escadrons de dragons ou de la Garde qui, venant des faubourgs, pénétraient dans la capitale. Sur la Puerta del Sol, les soldats espagnols ont rejoint les émeutiers et tiré à mitraille sur les Français. Les combats se sont prolongés le mardi 3 mai.Napoléon interrompt le capitaine Marbot. Ce ne sont pas les détails d'une bataille qui comptent, mais la conclusion, dit-il.
Il lit la dernière lettre de Murat. Les mameluks ont chargé avec la Garde.
- Plusieurs milliers d'Espagnols ont été tués, dit Marbot.
Le peuple, poursuit-il, est désespéré. Il n'accepte pas que la famille royale ait été conduite en France. Les émeutiers ont fait montre d'un courage féroce, même les femmes et les enfants ont attaqué les Français.
- Ils nous haïssent, même après notre victoire...
Napoléon l'interrompt.
- Bah, bah, dit-il en retournant vers le centre du parc où les souverains espagnols l'attendent. Ils se calmeront et me béniront lorsqu'ils verront leur patrie sortir de l'opprobre et du désordre dans lequel l'avait jetée l'administration la plus faible et la plus corrompue qui ait jamais existé...
Il donne une tape sur l'épaule de Marbot, lui pince l'oreille.
Voilà l'événement qu'il attendait pour balayer les Bourbons d'Espagne.
Il interpelle d'une voix forte Ferdinand, raconte les émeutes de Madrid, le sang répandu, les Français assassinés, la sévérité nécessaire de la répression ordonnée par Murat, la rébellion enfin écrasée après ces journées des 2 et 3 mai.
Il regarde Charles IV se précipiter vers son fils, hurler : « Misérable ! », l'accuser d'être responsable de l'émeute. C'est sa criminelle rébellion, l'usurpation de la couronne de son père qui ont déclenché ce massacre. La reine Marie-Louise se lance à son tour contre Ferdinand, le frappe.
- Que ce sang retombe sur ta tête ! hurle-t-elle.
Napoléon s'éloigne. Joséphine, Duroc, les dames et les officiers de leur suite laissent la reine et le roi continuer d'insulter leur fils qui, pâle, se tait.
Il suffit maintenant de ramasser la Couronne d'Espagne qu'ils ont fait rouler à terre.
Il convoque Ferdinand, lui parle sans même le regarder, comme on le fait à un homme qu'on méprise.
- Si d'ici à minuit vous n'avez pas reconnu votre père pour votre roi légitime et ne le faites savoir à Madrid, vous serez traité comme rebelle.
Il suffira ensuite d'obtenir l'abdication de Charles IV. Duroc a déjà préparé le traité. On paie les Bourbons comme des valets qu'on licencie.
Napoléon ne lit pas lui-même le texte du traité. Il marche dans le salon du château de Marracq aux poutres noircies par la fumée.