Napoléon passe dans la petite pièce qui lui sert de cabinet des Cartes. Sur la table est étalée une grande carte d'Europe. Il pose sur elle ses deux mains ouvertes. Il veut la paix avec l'Angleterre, mais il faut la lui imposer en contrôlant le Continent, en fermant les ports à ses marchandises, en exigeant de tous les États qu'ils interdisent les produits anglais.
Il se déplace autour de la table. Au sud, l'Italie forme l'aile droite de l'Empire. Joseph est roi de Naples. Il fera d'Élisa une grande-duchesse, à laquelle seront attribués les territoires de Massa e Carrara et, plus tard, peut-être, la Toscane. À Pauline Bonaparte, déjà princesse Borghèse, il donnera le duché de Guastalla, cette place forte sur les rives du Pô. Et puis il se réservera des duchés, une vingtaine, qu'il attribuera comme des fiefs à ses grands serviteurs - Talleyrand, prince de Bénévent ; Fouché, duc d'Otrante ; Bernadotte, parce qu'il est le mari de Désirée Clary et qu'on peut pour cela oublier sa réserve qui confine parfois à la trahison, deviendra prince de Pontecorvo.
Napoléon se redresse. Avec son doigt, il remonte de l'Italie vers le nord.
Berthier sera prince de Neuchâtel, et Murat grand-duc de Berg et de Clèves. Le roi de Bavière est déjà un allié par le mariage de sa fille Augusta avec Eugène. Il suffira de créer une Confédération du Rhin, regroupant les autres princes allemands. Et, plus au nord, la Hollande, cette aile gauche de l'Empire, sera donnée à Louis, ce frère incommode et jaloux qui trouvera là, peut-être, l'occasion de se montrer reconnaissant. Et ainsi sa femme, Hortense de Beauharnais, sera reine de Hollande.
Napoléon quitte le cabinet des Cartes. Peut-être faudra-t-il des semaines, des mois même pour que ce qu'il vient de concevoir devienne réalité. Mais il en est sûr, cela se fera parce que cela doit être, cela correspond à l'intérêt des peuples. Cette organisation est un modèle de raison, elle achèvera ce que la Convention a commencé. La Révolution a ouvert la voie. Il la prolonge et rend possible son projet : il suffit d'associer le Code civil à la monarchie, de conserver les formes dynastiques, alors qu'on bouleverse la société, pour que naisse une nouvelle Europe.
C'est cela qu'il fait, qu'il veut : il fonde. Il est le premier d'une nouvelle race. La quatrième depuis Charlemagne.
Dans les jours qui suivent, il retrouve avec une sorte d'allégresse le rythme de ses journées. Travail dès 7 heures, puis chasse, parfois au bois de Boulogne ou bien dans la forêt de Marly et autour du château de Saint-Cloud et de la Malmaison. Il préside les séances du Conseil d'État, multiplie les réceptions, les audiences diplomatiques, découvre un nouvel ambassadeur d'Autriche, un homme de trente-cinq ans, petit-fils par alliance du chancelier Kaunitz : Metternich.
L'homme lui paraît intelligent, fin, ouvert, peut-être partisan d'une alliance avec la France, dans la tradition de celle du chancelier Kaunitz, précisément.
À l'une des audiences, Napoléon le prend par le bras, le questionne. Metternich, qui a fait une partie de ses études à Strasbourg, s'exprime parfaitement en français. Il a vécu les événements révolutionnaires dans la capitale alsacienne, explique-t-il, et en est encore effrayé.
- Je veux unir le présent et le passé, dit Napoléon, les préjugés gothiques et les institutions de notre siècle.
Metternich comprend-il ? Pour cela, continue Napoléon, il faut la paix. Elle est possible. Il la souhaite. Il a tant de choses à réaliser.
Il visite les travaux qu'il a fait entreprendre au Louvre. Il confirme sa décision de faire construire une colonne place Vendôme sur le modèle de celle de Trajan à Rome, et un arc de triomphe sur la place du Carrousel, ces deux monuments à la gloire de la Grande Armée, puis un second arc de triomphe, qu'il ordonne d'élever au sommet de l'avenue des Champs-Élysées, dont il posera la première pierre le 15 août, le jour de la célébration, dans tout l'Empire, de la Saint-Napoléon.
Lorsqu'il décide ainsi de bâtir, de faire ouvrir des fontaines dans les différents quartiers de Paris, de lancer un pont sur la Seine, d'aménager les quais le long du fleuve, d'ordonner la publication du Catéchisme impérial ou de convoquer les représentants de la nation juive pour qu'ils adaptent les coutumes de leur religion aux nécessités de la vie moderne - et, par exemple, d'en finir avec la polygamie -, il éprouve une sorte de joie intellectuelle et physique.
Il se sent alerte, le plus vif de tous ceux qu'il commande. Même s'il a pris durant ces quelques mois un peu d'embonpoint, si, il le voit bien, ses joues se sont remplies, son front élargi parce que ses cheveux se font rares, déjà, si bien qu'il a perdu son profil acéré, son visage anguleux, pour des traits plus ronds, il se sent plein d'une énergie renouvelée par le succès, ses projets, ses décisions, et les acclamations aussi.