Il dit aux uns et aux autres : « Les destins de la France sont là, occupez-vous-en jour et nuit. » Il faut faire rentrer de l'argent pour équiper l'armée : « J'ai cent mille hommes dont je ne puis tirer aucun parti faute de fonds pour les habiller et les équiper. »
Il visite les grands travaux entrepris dans les différents quartiers de Paris, parce qu'il doit se montrer, faire sentir que la confiance en l'avenir est aussi grande qu'autrefois.
Il se rend à l'École polytechnique, chez les orphelins de la Légion d'honneur, à Saint-Denis, aux Invalides, au Muséum, à l'atelier de David, à l'Opéra, au Théâtre-Français.
Il passe en revue trente mille hommes de la Garde nationale, des divisions de cavalerie et d'infanterie. Il assiste à la messe. Il dîne avec Hortense, avec Lucien, Joseph, Jérôme, sa mère, tous rentrés à Paris. Il a oublié les griefs qu'il a contre ses frères. Ce sont ses frères.
Il est infatigable.
Mais tout à coup sa tête devient lourde. Il sent que tout son corps s'affaisse, comme s'il voulait rentrer en lui-même. Il s'assoupit, puis se réveille en sursaut. Autour de lui, c'est le silence. On l'observe. Il se secoue, s'éloigne. Il a les jambes pesantes, son ventre le tire en avant. Il a mal dans tout le bas de son corps. Il va se reprendre, retrouver l'énergie, monter à cheval malgré les douleurs qu'il ressent. Mais l'énergie n'est pas l'élan. C'est comme s'il n'avait plus confiance, alors que le destin, pourtant, il essaie de s'en convaincre, vient de lui prouver qu'il continue de lui offrir sa chance.
Mais quelque chose n'existe plus.
Il reçoit l'une après l'autre ces femmes d'autrefois, Mme Duchâtel, Mlle Georges. Il est un instant distrait. Il s'efforce à sourire, mais l'ennui vient. Il se lève, retourne à son cabinet de travail. Il interroge ses secrétaires. Il n'y a pas de lettres de l'Impératrice.
Il a reçu Méneval, chassé de Vienne alors qu'il avait été chargé par Napoléon de rester auprès de Marie-Louise. Méneval a raconté en baissant la tête, en hésitant, mais il a suffi de quelques mots pour que Napoléon devine.
Il veut l'oublier, dissimuler sa perte.
Il dit aux sénateurs :
- J'ai mis du prix à entrer dans les murs de Paris à l'époque anniversaire du jour où, il y a quatre ans, tout le peuple de cette capitale me donna des témoignages si touchants de l'intérêt qu'il portait aux affections qui me sont le plus près de mon cœur.
Il dicte une note pour Caulaincourt :
« Il faut faire ressortir l'horreur que doit inspirer la conduite de l'Autriche. Méneval parlera de la douleur qu'a éprouvée l'Impératrice lorsqu'on l'arrache à l'Empereur. Elle a été trente jours sans dormir lors de l'embarquement de Sa Majesté. Il appuiera sur ce que l'Impératrice est réellement prisonnière, puisqu'on ne lui a pas permis d'écrire à l'Empereur. »
Il regarde le portrait de son fils, et tout à coup les larmes malgré lui inondent son visage.
Il commence à marcher d'un pas lent, pesant.
- L'ouvrage de quinze ans est détruit, dit-il. Il ne peut se recommencer. Il faudrait vingt ans et deux millions d'hommes à sacrifier. D'ailleurs, je désire la paix et je ne l'obtiendrai qu'à force de victoires.
Il s'approche de Carnot.
- Je ne veux pas vous donner de fausses espérances : je laisse dire qu'il y a des négociations, il n'y en a point. Je prévois une lutte difficile, une longue guerre. Pour la soutenir, il faut que la nation m'appuie. Mais, en récompense, elle exigera la liberté. Elle en aura.
Carnot est un vieux révolutionnaire. Voilà des mots qu'il aime entendre.
- La situation est neuve, reprend Napoléon. Je ne demande pas mieux que d'être éclairé.
Il baisse la tête.