- Il faut donc nous battre à outrance, et pour cela préparer en trois mois une armée de trois cent mille hommes.
Il saisit Davout par le bras.
- Il ne s'agit pas d'écouter nos goûts, mais de vaincre ou de mourir.
Il entraîne Davout jusqu'à la croisée. Les troupes de la garnison de Paris et de la Garde nationale sont en train de s'aligner sur la place du Carrousel. D'autres prennent position place du Châtelet. Il doit les passer en revue à treize heures. Sa première grande parade depuis des mois. La preuve donnée à tous qu'il a repris sa place, et que quelques heures après son retour le pouvoir est entre ses mains.
- Le gouvernement est une navigation, dit-il à Davout. Il faut deux éléments pour naviguer, il en faut deux aussi pour diriger le vaisseau de l'État. On ne dirigera jamais les ballons, parce que flottant dans un seul élément on n'a aucun point d'appui. On n'a de même aucune possibilité de direction dans la démocratie pure, mais, en la combinant avec l'aristocratie, on oppose l'une à l'autre et on dirige le vaisseau par des passions contraires.
Il sort avec Davout. La foule l'acclame. Les drapeaux claquent dans le vent frais de mars. Il passe devant le front des troupes, s'arrête, face à deux bataillons de la Garde nationale.
- La gloire de ce que nous venons d'accomplir est toute au peuple et à vous, lance-t-il. La mienne, à moi, est de vous avoir connus et devinés.
Il écoute ces acclamations. Il regarde ces régiments, cette foule qui se presse derrière les rangées de soldats.
Là sont ceux qui lui sont fidèles, ceux qui sont prêts à mourir pour lui, parce qu'ils pensent qu'il défend leurs droits. Et ils ne se trompent pas. Il ne veut pas de l'ancienne France. Il va rendre exécutoires toutes les lois votées par les Assemblées révolutionnaires contre les Bourbons. Entre cette dynastie et lui, il n'y aura pas de quartier. N'ont-ils pas, dès le début, se rendant compte qu'on ne pouvait l'acheter, cherché à l'assassiner ? Et maintenant ils poussent l'Europe à la guerre, pour en finir avec lui.
Il dresse une liste de treize traîtres. Les Talleyrand, les Marmont, les Bourrienne, les Montesquiou verront leurs biens confisqués et seront condamnés à l'exil. D'ailleurs, ils ont déjà passé la frontière du Nord, avec Louis XVIII !
Il reçoit Hortense, qui durant cette année d'exil ne lui a pas adressé une seule lettre, un seul signe, et dont on rapporte qu'elle a présenté ses hommages aux souverains ennemis. Maintenant elle se présente, en pleurs, avec ses deux enfants.
- Je n'aurais jamais pensé que vous eussiez renoncé à ma cause, dit-il.
Elle a, bien sûr, de bonnes excuses. Qui n'en a pas, même pour la plus vile des trahisons ? Elle a voulu demeurer aux côtés de sa mère. Joséphine de Beauharnais était malade, sa fille pouvait-elle la quitter ? Et avant de mourir, il le sait, Joséphine dansait avec le tsar et le roi de Prusse à Malmaison. Hortense poursuit. Elle a pensé à l'avenir de ses enfants.
- Vous ne deviez pas demeurer en France, coupe Napoléon. Un morceau de pain noir eût été préférable. Votre conduite a été celle d'une enfant. Quand on a partagé l'élévation d'une famille, on doit en partager le malheur.
Elle pleure, sanglote même.
Elle vient. Il échange quelques mots avec Marie. Mais il a perdu son élan. Il l'estime. Il veut la protéger, elle et son fils. Qui sait ce que sera le futur ? Il faut qu'elle soit à l'abri du besoin. Mais renouer ? Il ne le peut pas. Quelque chose est mort en lui. Non pas seulement l'amour pour Marie Walewska, mais l'espérance sans laquelle il n'y a pas de sentiments profonds, de mouvements vers l'autre.
D'ailleurs, il se sent souvent las. Il veut surmonter sa fatigue. Revues, parades, conseils, réceptions officielles, et même soirées aux Tuileries ou à l'Élysée, où il s'installe à partir du lundi 17 avril. Les Tuileries sont trop vastes pour l'homme seul qu'il est.
Il réussit à travailler comme autrefois, douze, quinze heures par jour. Et il dévore les nuits. Il veut tout voir, tout penser, tout organiser, tout impulser. Il le faut. Il est l'unique ressort.