Mais il est seul. Ni femme ni fils. Seulement ces hommes qui se pressent dans les salons, dont il entend le murmure. Ils ne quittent pas les Tuileries malgré l'heure avancée de la nuit. Ils veulent se montrer, prendre date, faire oublier ce qu'ils ont fait.
Il ouvre les portes. Il veut voir Cambacérès, Maret, Mollien, Molé, Davout, Caulaincourt. Le gouvernement doit être constitué dès cette nuit, pour que demain matin on puisse exécuter ses ordres, effacer la trace des Bourbons.
Il voit s'avancer Cambacérès. L'archichancelier tousse comme un vieillard. Il marche cassé en deux. Il bredouille. Il ne peut accepter un poste ministériel, dit-il. La maladie le ronge. À cinquante-deux ans, il se sent vieux. Caulaincourt et Molé se dérobent aussi. Ils sont prudents.
- Ils m'ont laissé arriver comme ils ont laissé partir les autres, dit-il à Mollien qui accepte le ministère des Finances.
Mais ils ont peur.
- Ce sont des gens désintéressés qui m'ont amené à Paris, reprend-il. Les sous-officiers et les soldats ont tout fait, je dois tout au peuple et à l'armée.
Dans la nuit, des groupes stationnent encore devant le palais des Tuileries. Il aperçoit dans la lueur des torches des gens qui dansent joyeusement. Il se tourne vers Molé, qui continue de refuser d'entrer dans le gouvernement.
- Je vous trouve tout changé, dit-il. Il n'y a que moi, de nous tous, de bien portant.
Il montre la foule.
- Rien ne m'a plus étonné en revenant de France, continue-t-il, que cette haine des prêtres et de la noblesse que je retrouve, universelle et aussi violente qu'au commencement de la Révolution.
Il fait quelques pas, la tête penchée.
- Nous recommencerons la Révolution. On ne peut se figurer tout le mal que ces malheureux Bourbons ont fait sans s'en douter à la France.
Il soupire. C'est assez pour cette journée. Mais qu'ils acceptent ou refusent, peu importe, il les nommera au gouvernement. Cambacérès à la Justice, Maret à la Secrétairerie d'État, et Fouché à la Police, Caulaincourt aux Relations extérieures, Savary à la Gendarmerie, Davout à la Guerre, Carnot à l'Intérieur.
Il s'assoit sur le bord de son lit. Le bain coule. Marchand, son valet de chambre, s'affaire. L'ancien domestique Constant, qui paraissait si dévoué, n'est pas revenu. Il a disparu au moment de son abdication,
Il laisse ainsi passer cette première nuit aux Tuileries. Et, mardi 21 mars au matin, à six heures, il est déjà au travail. Il lit, il classe, il écrit, il dicte. Il murmure. Il reçoit Davout. Il a confiance dans ce maréchal, duc d'Auerstaedt, prince d'Eckmühl. À Hambourg, Davout a défendu la ville, longtemps après que toutes les chances de s'en échapper avaient disparu. Il a fait tirer sur le drapeau blanc.
- Pauvre France, pauvre France, murmure Napoléon en compulsant les dépêches.
L'Europe va se dresser contre elle, continue-t-il.