Il est au bord des larmes. Il sent ses lèvres qui tremblent. La porte du destin est grande ouverte sur l'avenir.
Il donne l'ordre aux soldats de reprendre leurs rangs. Il les passe en revue. Il dit au général Drouot :
- Tout est fini maintenant, dans dix jours je serai aux Tuileries.
Il se dresse sur ses étriers. Lui qui souffre de plus en plus souvent de son corps lourd, de ses jambes, de son ventre, il ne ressent plus aucune douleur.
- Le trône des Bourbons n'existe que dans l'intérêt de quelques familles, clame-t-il. Toute la nation doit se dresser contre le retour à l'Ancien Régime.
Les soldats sont entourés par une foule de paysans qui crient : « Vive l'Empereur. »
Sur la route de Grenoble, il voit des troupes qui approchent, mais elles brandissent le drapeau tricolore et il reconnaît à leur tête le colonel La Bédoyère, l'un des meilleurs jeunes officiers de la Grande Armée, héroïque à la Moskova et durant la campagne de France. Que n'a-t-il fait de cet homme un général !
Il a rallié à l'Empereur les troupes sous son commandement, explique-t-il. Il annonce que la garnison de Grenoble est acquise, que la ville, malgré les autorités, attend l'Empereur. Puis il ajoute :
- Sire, plus d'ambition, plus de despotisme. Il faut que Votre Majesté abdique le système de conquêtes et d'extrême puissance qui a fait le malheur de la France et le vôtre.
Il se tourne vers La Bédoyère, puis il montre les paysans qui marchent vers Grenoble.
- Je ne suis pas seulement, comme on l'a dit, l'Empereur de ces soldats, je suis celui des paysans, des plébéiens, de la France. Ainsi vous voyez le peuple revenir vers moi. Il y a sympathie entre nous. Je suis sorti des rangs du peuple. Ma voix agit sur lui.
Il est vingt et une heures, ce mardi 7 mars 1815. Les grenadiers enfoncent les portes de Grenoble. Napoléon avance dans les rues. Et il se sent ivre de joie. Il n'a jamais connu cela, pense-t-il, même aux plus grands jours de l'Empire, ce délire de la foule, ces chants, ces cris, ces danses. Que sera-ce à Paris ?
La foule assiège l'hôtel des Trois Dauphins où il s'est installé. Il ouvre la croisée. Il voit tous ces visages, il entend cette houle des voix.
- Citoyens ! commence-t-il. Lorsque dans mon exil j'appris tous les malheurs qui pesaient sur la nation, que tous les droits du peuple étaient méconnus, je ne perdis pas un moment, je débarquai sur le sol de la patrie et je n'eus en vue que d'arriver avec la rapidité de l'aigle dans cette bonne ville de Grenoble, dont le patriotisme et l'attachement à ma personne m'étaient particulièrement connus ! Dauphinois, vous avez rempli mon attente !
Il parcourt les salons de l'hôtel. Une petite foule s'y presse.
Il se penche vers Bertrand, il murmure :
- Jusqu'à Grenoble, j'étais un aventurier, me voici redevenu prince.
Qui peut l'arrêter maintenant ?
Est-ce Soult, qui vient de déclarer que « Bonaparte n'est qu'un aventurier » ?