Il appelle tout en marchant le chirurgien Émery, un médecin qui l'a rejoint à Elbe, un Grenoblois dévoué. Il faut qu'Émery aille avertir les patriotes de Grenoble de l'arrivée prochaine de l'Empereur. Si Grenoble ouvre ses portes, si la garnison se rallie, alors la partie sera gagnée. Et, jusque-là, marcher, marcher.
Il se retourne. La petite armée forme une longue colonne noire qui gravit les sentiers serpentant au-delà de Grasse, vers Saint-Vallier, dans la rocaille et les broussailles. Il a fallu abandonner les canons. Les chemins ne sont pas carrossables. Il s'arrête. Il respire difficilement. La pente est raide. Un mulet chargé d'un coffre rempli de pièces d'or, ce qui reste du trésor, vient de glisser, et il faut chercher les napoléons qui ont roulé du coffre fracassé. La neige commence à tomber. Le général Drouot lui donne un bâton. Allons, en avant. Il plante le bâton dans la couche de neige. Il a marché dans le sable de Palestine. Il a marché dans la neige de Russie et sous les pluies d'Allemagne. Il doit marcher dans les rocailles des Alpes.
Après plusieurs heures, il s'assied quelques instants au milieu d'une vaste restanque. La neige a cessé de tomber. Le soleil est réapparu. Deux vieux paysans s'approchent, lui donnent un bouquet de violettes.
Il est ému. Il enfonce les fleurs dans sa redingote. C'est le premier signe d'amitié qu'il reçoit. Et voilà déjà deux jours qu'il a pris pied en France. Mais ceux qui l'ont aperçu, reconnu se sont tenus à distance. Est-il possible qu'on craigne son retour, pis, peut-être, qu'on l'ait oublié ?
Il jette la carcasse du poulet dont il vient de déjeuner.
Il arrive à Saint-Vallier. Il s'arrête sur la place principale, au bord d'un pré. Un homme s'approche, un verre à la main. Il offre à boire.
Il se désaltère après que l'homme a bu.
En avant. Le sentier devient plus étroit, surplombant des à-pics. Il avait voulu, décidé, jadis, depuis les Tuileries, de faire ouvrir une route carrossable entre Grenoble, Digne et Nice. Il avait cru que l'on avait exécuté ses ordres. Voilà ce qu'il en est ! Un chemin muletier qui passe par Escragnolles, Séranon, et atteint Castellane. Quelques curieux sur la place de la petite ville, mais pas de cris enthousiastes, la stupeur du sous-préfet, qui a cependant été prévenu par Cambronne, toujours en avant-garde.
Ce pays se déroberait-il ? Il sent la fatigue envahir son corps. Il faut dormir quelques heures à Barrême, repartir à l'aube.
Le chemin s'est élargi, Napoléon chevauche, s'arrête pour observer au carrefour des vallées la ville de Digne, la plus importante des cités qu'il a traversées depuis Golfe-Juan.
Il entre dans la ville vers treize heures.
Quelques dizaines de personnes se pressent devant l'entrée de l'auberge. Il s'avance vers elles.
- Il faut délivrer Paris de la souillure que la trahison et la présence de l'ennemi y ont empreinte, dit-il.
La foule a grossi. Il parle des émigrés, qui veulent reprendre des terres qui ont été données à ceux qui les travaillent. Quelques cris d'approbation s'élèvent, mais tout retombe bientôt dans le silence.
Mais il ne faut pas s'interroger, il faut avancer, dans ces plaines de la Durance que balaie un vent glacé chargé parfois d'averses de pluie mêlée de grêle.
La nuit arrive déjà. La fatigue l'écrase. C'est déjà le samedi 4 mars 1815. La nouvelle de son débarquement a dû parvenir à Paris, peut-être à Vienne. Si le peuple ne se lève pas pour le conduire jusqu'à Paris, alors la porte du destin claquera. Et il faudra mourir, si cela se peut.
Il passe la nuit au château de Malijai. Il ne peut pas dormir. Cambronne n'a pas envoyé d'estafette pour donner des nouvelles de sa marche. Peut-être a-t-il été pris, comme cette dizaine de grenadiers qui ont été retenus dans la forteresse d'Antibes, dans les heures qui ont suivi le débarquement. Peut-être dans quelques heures sera-ce la fin.