Il ne peut y croire. Il ne veut même pas envisager cela plus longtemps que dans une insomnie, inutile, épuisante. En route ! Il longe le cours de la Bléone et de la Durance qui roulent des flots boueux et tumultueux. Au loin apparaît la citadelle de Sisteron qui domine le défilé où se tasse, serrée contre les falaises blanches, la ville. Il avance en tête des grenadiers par une longue route droite bordée de platanes. Et il aperçoit une foule qui vient à sa rencontre. Il donne un léger coup d'éperon. Il ne doit pas attendre. Il doit aller au-devant de l'inconnu. Défier l'avenir. Brusquement, des bras qui se lèvent, un drapeau tricolore, et des voix qui lancent : « Vive l'Empereur ! »
Enfin ce cri, pour la première fois, après trop de jours, trop d'heures de silence.
Peut-être la porte du destin va-t-elle enfin s'ouvrir à deux battants ?
On l'entoure. Il prononce quelques mots. Mais il ne veut pas s'attarder. Il veut au contraire avancer plus vite, pour aller à la rencontre de cette population qui peut-être va s'enflammer, alors qu'au sud elle est restée inerte.
La nuit tombe, les grenadiers allument des torches pour éclairer la route qui descend vers Gap. Et tout à coup la ville apparaît, illuminée. Des points lumineux brillent sur les pentes des montagnes qui dominent la ville, d'autres progressent dans les campagnes qui l'entourent.
Il est vingt et une heures, et c'est la clameur, et la ferveur. Il voit les rues de Gap pleines d'une foule enthousiaste. On le presse. On crie : « Vive l'Empereur ! », « À la lanterne, les aristocrates ! », « Mort aux Bourbons ! »
Des paysans brandissent des fourches.
Enfin, enfin, ce peuple, cet accueil !
Il ne sent plus la fatigue. Il saute de cheval, entre à l'hôtel Marchand. Les gens veulent le toucher.
« Vous êtes notre Père », entend-il. On lui saisit les mains, on les embrasse. On l'interpelle de toutes parts. On dénonce les lois sur les biens nationaux, édictées par les Bourbons. Il écoute. Ce peuple bout. Napoléon n'imaginait pas cela il y a encore quelques heures. Rien n'est encore gagné, mais la partie est bien engagée.
- Citoyens, je suis vivement touché par tous les sentiments que vous montrez, lance-t-il depuis l'escalier. Vos vœux seront exaucés. La cause de la Nation triomphera encore !
L'acclamation déferle. « Vive l'Empereur ! Vive la nation ! »
- Vous avez raison, reprend-il, de m'appeler votre
Il éprouve ce sentiment de paix intérieure et de fierté qu'il a si souvent ressenti au cours de sa vie, quand ce qu'il avait conçu, un plan qui pouvait paraître chimérique, se réalisait.
C'est à cela qu'il pense en montant la route du col Bayard, puis en faisant halte à Corps et en s'avançant vers Laffrey.
La petite armée est maintenant entourée de paysans qui veulent marcher vers Paris, se joindre aux soldats. Il faut les en dissuader. Il est l'Empereur, un homme de la nation, mais d'une nation en ordre et non d'un pays en révolution. Et puis rien n'est joué encore.
Sur la route, voilà pour la première fois des troupes qui barrent le chemin dans ce défilé de Laffrey qui commande la descente vers Grenoble et qu'on ne peut contourner.
Il appelle un officier de la Garde. Qu'il aille porter ce message au commandant de ce bataillon, sans doute le 5e
de ligne : « L'Empereur va marcher sur vous. Si vous faites feu, le premier coup de fusil sera pour lui. »Il n'attend même pas que l'officier revienne. Il marche seul, les mains tenant les revers de sa redingote.
Il entend la voix d'un officier du 5e
de ligne qui donne l'ordre d'ouvrir le feu. Les fusils se lèvent, mais aucun coup ne part. Il marche lentement.Il n'est qu'à quelques mètres. Il voit les visages de ces soldats, leurs insignes. C'est bien le 5e
de ligne.- Soldats du 5e
! crie-t-il d'une voix forte et assurée. Je suis votre Empereur ! Reconnaissez-moi !Il s'approche encore d'un pas.
- Reconnaissez-moi ! reprend-il plus haut. S'il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son Empereur, me voilà !
Une voix, mille voix. « Vive l'Empereur ! » Les soldats se précipitent, fusils levés au-dessus de leurs têtes, certains arborent une cocarde tricolore. On l'entoure de toutes parts.