Il s'arrête en face de Merveldt. Il ordonne qu'on reconduise l'Autrichien aux avant-postes afin qu'il aille témoigner auprès de l'empereur François du désir de paix et même d'alliance de l'empereur Napoléon, son beau-fils.
Puis Napoléon s'en va marcher au milieu des grenadiers de sa Garde rassemblés autour des bivouacs.
Le dimanche 17 octobre, le ciel est noir et bas. Le canon tonne. Napoléon se rend sur l'éminence de Thornberg d'où il aperçoit tout le champ de bataille. Aujourd'hui, on ne se battra pas, les ennemis attendent leurs renforts. Il voit les détrousseurs, les infirmiers avancer courbés sur le terrain couvert de morts et de blessés.
Il revient à sa tente, s'assied sur un siège pliant, adossé à la paroi. Il ne bouge pas. La sueur couvre son corps. Il voit dans le regard de Caulaincourt et des aides de camp la frayeur. Et tout à coup son estomac se contracte, la douleur le cisaille. Il se penche. Il vomit. La fatigue et la souffrance le terrassent.
Il porte la main à son estomac.
- Je me sens mal, dit-il, ma tête résiste, mon corps succombe.
Il ne veut pas mourir ainsi.
Il entend Caulaincourt qui veut appeler le chirurgien Yvan, qui implore pour qu'il se repose, se couche.
Se reposer la veille d'une bataille !
- La tente d'un souverain est transparente, Caulaincourt, murmure Napoléon. Il faut que je sois debout, pour que chacun demeure à son poste.
Il se dresse malgré Caulaincourt.
- Il faut que je demeure debout, moi.
Il fait quelques pas en s'appuyant sur le grand écuyer.
- Ce ne sera rien, veillez à ce que personne n'entre, dit-il.
Il respire plus calmement.
- Je me sens mieux, dit-il, je suis mieux.
La douleur recule. Il a moins froid.
Demain, il pourra conduire la bataille.
Il est à cheval à une heure du matin, le lundi 18 octobre 1813. Il inspecte les avant-postes, gagne la colline de Thornberg. C'est le troisième jour de cette bataille.
C'est le troisième jour. Tout à coup, il tourne bride. Il veut se rendre à Lindenau, auprès du général Bertrand. Il traverse le pont sur l'Elster. Il faut qu'on le mine pour être prêt à le faire sauter si la retraite est décidée. Bertrand et ses troupes seront l'avant-garde de la Grande Armée qui marchera vers la France par cette route, de Lindenau à Erfurt.
La France !
S'il le faut, on se battra sur le sol national.
Il revient à Thornberg. Il est calme. Il est prêt à perdre cette partie pour en engager une autre.
Tant que la vie demeure, le « tout ou rien » recommence sans fin. Et le rien n'existe pas. La mort seule clôt le combat.
Et même... Il pense à Duroc. D'autres vivent qui continuent à se battre.
Un aide de camp se présente, l'uniforme déchiré, le visage en sang. Les unités saxonnes qui restaient en ligne sont passées en bon ordre à l'ennemi. Elles ont retourné leurs pièces de canon, fait feu sur les rangs qu'elles venaient de quitter. La cavalerie wurtembergeoise a fait de même. Les Saxons attaquent avec les Suédois de Bernadotte.
Il ne tressaille même pas. C'est la nature des choses. De l'infamie naît l'infamie. Il reste immobile, alors que la nuit tombe, puis, seulement à ce moment-là, il gagne Leipzig.
Les routes qui mènent à la ville sont pleines de soldats. Il se fraie difficilement un passage avec une escorte et son état-major. Il entre à l'auberge des Armes de Prusse sur les boulevards extérieurs, où l'on a établi son état-major. Au pied des escaliers, il reconnaît les généraux Sorbier et Dulauloy, qui commandent l'artillerie de l'armée et de la Garde.
Il lit sur leurs visages, avant même qu'ils parlent, ce qu'ils vont dire. Il les écoute, impassible.
Quatre-vingt-quinze mille coups de canon ont été tirés dans la journée, disent-ils. Ils ne disposent plus de munitions que pour seize mille coups, soit deux heures de feu. Ils doivent se réapprovisionner dans les entrepôts de l'armée, à Magdebourg ou à Erfurt.
- Erfurt, dit Napoléon.
Il lance aussitôt ses premiers ordres. Poniatowski assurera l'arrière-garde dans Leipzig, et tiendra les abords du pont sur l'Elster. Le mouvement de retraite doit commencer aussitôt.
Puis, lentement, calmement, il dicte le