Des vers autrefois appris quand il était en garnison à Valence, jeune lieutenant plein de rage et d'énergie, lui reviennent à la mémoire. Il les répète plusieurs fois :
Ce moment, il peut, il veut, il doit le vivre encore.
Il est à nouveau à la tête des troupes. Il franchit la Spree, cherchant à rejoindre Blücher qui refuse le combat.
Il s'arrête après des jours de chevauchée. Il entre dans une ferme abandonnée. Il voit les chasseurs de son escorte mettre eux aussi pied à terre ainsi que les aides de camp qui s'approchent de lui, attendent ses ordres.
Mais il n'a rien à dire. La fatigue le terrasse. Il se couche sur une botte de paille et reste ainsi de longues minutes à regarder, au travers du toit défoncé par les boulets, les nuages glisser dans le ciel bleu.
Un aide de camp s'approche, attend plusieurs minutes.
Les troupes de Blücher et de Schwarzenberg convergent vers Dresde, dit l'officier. Bernadotte a traversé l'Elbe, au nord. Blücher s'apprête à passer le fleuve plus au sud. Murat est en pleine déroute.
Napoléon écoute. Il se dresse, lance des ordres, d'une voix vive et résolue. Il faut abandonner la ligne de l'Elbe pour ne pas être cerné, se replier autour de Leipzig. Il faut se battre, on se battra. Ce peut être le coup de tonnerre qui changera le sort de la campagne.
Mais d'abord, il faut rassurer Paris, dicter donc, multiplier les copies puisque les partisans interceptent les estafettes sur les arrières de l'armée.
Il écarte cette pensée.
Il faut secouer tous ces ministres qui s'affolent.
« Monsieur le duc de Rovigo, ministre de la Police, dicte-t-il, je reçois votre lettre chiffrée. Vous êtes bien bon de vous occuper de la Bourse. Que vous importe la baisse ? Moins vous vous mêlerez de ces affaires, mieux cela vaudra. Il est naturel que dans les circonstances actuelles, il y ait plus ou moins de baisse ; laissez-les donc faire ce qu'ils veulent. Le seul moyen d'aggraver le mal, c'est que vous vous en mêliez et que vous ayez l'air d'y attacher de l'importance. Pour moi, je n'y en attache aucune ! »
Il dicte un discours pour Marie-Louise, qu'elle devra prononcer en tant que régente devant le Sénat, afin d'expliquer pourquoi l'Empereur a besoin de cent soixante mille hommes de la classe 1815, et de cent vingt mille hommes des classes 1808 à 1814.
Elle dira : « J'ai la plus grande opinion du courage et de l'énergie de ce grand peuple français. Votre Empereur, la patrie et l'honneur vous appellent ! »
Il songe un instant que s'il mourait en ce moment, le corps éventré par un boulet, peut-être son fils et Marie-Louise régneraient-ils. Peut-être même sa mort est-elle le seul moyen pour assurer ma dynastie ? L'empereur d'Autriche et Metternich seraient heureux de voir un descendant des Habsbourg sur le trône de France. Et les dignitaires de l'Empire se rassembleraient autour du roi de Rome pour préserver leurs titres et leurs biens !
Mourir ? Pour assurer l'avenir ?
Il s'est installé dans le petit château de Duben, au milieu de la campagne de Leipzig. Il a fait placer son lit de fer et une table sur laquelle sont déroulées les cartes, dans une chambre vaste aux fenêtres étroites qui donnent sur le paysage souvent voilé par la pluie.
On est à la mi-octobre 1813. Tout est silencieux autour de lui. On attend qu'il parle, ordonne.
Il s'est assis sur un sofa. Parfois il va jusqu'à la table, consulte les cartes. Souvent il prend une feuille de papier et, machinalement, il laisse sa main tracer de grosses lettres. Puis il abandonne la plume, va s'asseoir à nouveau.
Il jette un coup d'œil à Bacler d'Albe.
On apporte une dépêche. La défection de la Bavière est attestée. Partout, les contingents allemands désertent et passent à l'ennemi.
Il cherche Berthier des yeux. Mais le maréchal est malade, dans l'incapacité de bouger.
Il se lève, va jusqu'à la table où les dépêches s'amoncellent sans qu'il les lise.
Il sait. Il dispose de cent soixante mille hommes, face sans doute à plus du triple. Et parmi ses soldats, il doit compter sur des dizaines de milliers de malades. C'est avec ces hommes-là qu'il doit combattre.