- Il ne faut pas se laisser épouvanter par des chimères, ajoute-t-il, et l'on doit avoir plus de fermeté et de discernement.
Il congédie Murat. Sur le champ de bataille, sous les boulets, cet homme-là oubliera ses hésitations et ses tentations. Il se battra.
Constant, le valet de chambre, entre, place des bûches dans la cheminée.
Il écrit :
« Ma bonne amie, Je pars ce soir à Gôrlitz. La guerre est déclarée. Ton père, trompé par Metternich, s'est mis avec mes autres ennemis. C'est lui qui a voulu la guerre, par une ambition et avidité démesurées. Les événements en décideront. L'empereur Alexandre est arrivé à Prague. Les Russes sont entrés en Bohême. Ma santé est fort bonne. Je désire que tu aies du courage et que tu te portes bien.
« Nap. »
Il avance dans la nuit et la pluie. On passe un pont sans parapet. Tout à coup, un cri près de lui, il voit le colonel Bertrand, l'un de ses aides de camp, qui tente de retenir son cheval mais bascule dans le ravin.
Il ne s'arrête pas. Il se souvient de sa chute dans les blés, au bord du Niémen. Il donne un coup d'éperon. Il faut sauter par-dessus les présages. Les combattre, conquérir l'avenir malgré eux.
Tout en chevauchant, il écoute les aides de camp qui rapportent que Blücher recule. Ses troupes ont repassé la rivière Katzbach. L'ennemi, comme Napoléon l'avait envisagé, refuse le combat avec lui.
À Lowenberg, il relit les dépêches reçues durant les dernières heures. Davout a été vainqueur au nord, à Lauenbourg. Mais Oudinot piétine face à Bernadotte.
- Je ne puis pas encore asseoir mes idées, murmure-t-il en marchant dans la petite pièce où l'on a établi son cabinet de travail.
Il sort, il est midi. Maintenant, toute la nature ruisselle et brille sous le soleil. Mais l'horizon est noir. Il pleuvra à nouveau.
Il déjeune debout, en lisant les dépêches. Et tout à coup il brise son verre sur la table. Les dix mille Bavarois et Saxons d'Oudinot ont déserté ! Et, au sud, l'armée de Schwarzenberg se dirige vers Dresde, tentant de le prendre à revers alors qu'il s'est avancé sans pouvoir rejoindre Blücher.
Il interroge le général Gourgaud qui revient de la ville.
- Sire, je pense que Dresde sera enlevé demain, si Votre Majesté n'est pas là.
- Puis-je compter sur ce que vous me dites ? Tiendrez-vous jusqu'à demain ?
- Sire, j'en réponds sur ma tête.
Il lance ses ordres sous la pluie qui a recommencé. Demi-tour. On refait la route. Les colonnes refluent, et il les dépasse, galopant vers Dresde.
Il traverse le pont sur l'Elbe, au milieu de la cohue des troupes. Tout cela sent l'affolement, presque la défaite. Est-ce possible ! Il met pied à terre, voit le général Gouvion-Saint-Cyr et le rassure. « Les renforts arrivent. Je les dirige. »
Les soldats le reconnaissent alors qu'au milieu du pont il donne leurs ordres aux chefs de corps, comme si la fusillade et la canonnade n'annonçaient pas l'arrivée des Autrichiens et des Prussiens marchant en colonnes serrées précédées de cinquante canons tirant à mitraille. Ils sont presque deux cent cinquante mille et nous sommes cent mille.
Il a étudié chaque mètre carré de la campagne qui entoure Dresde. Il donne l'ordre à la cavalerie de Murat de charger sur le flanc gauche, aux fantassins du général Victor de pénétrer dans la brèche ainsi ouverte dans l'armée ennemie. Et à Ney d'attaquer. Mille deux cents canons écrasent les assaillants.
Tout cela, dans la pluie et la boue.
Il parcourt les avant-postes. L'ennemi recule. Il faut le poursuivre. Il rentre pour quelques instants à Dresde. Le roi de Saxe le serre dans ses bras. Napoléon l'écarte. Il grelotte, les dents claquent. Il a envie de vomir. Son chapeau est à ce point trempé qu'il lui tombe sur les épaules. Il a l'impression de marcher dans l'eau glacée parce que ses bottes en sont pleines. Il peut à peine se tenir debout. Constant le déshabille. On bassine son lit. Il s'y couche, mais le froid mêlé à la fièvre ne le quitte pas. Il dicte pourtant. Fain lui lit les dépêches. La victoire à Dresde est certaine. Il y a dix mille prisonniers, des généraux parmi eux, des drapeaux. Certains soldats autrichiens assurent que le général français Moreau a été tué par un boulet alors qu'il se trouvait aux côtés d'Alexandre.
Il ouvre les yeux. Moreau ! Il ne ressent rien. Le destin a écarté de son chemin cet homme qu'il avait autrefois épargné, qui n'avait jamais renoncé à le haïr.
Il a de plus en plus froid. Il veut un bain brûlant. Peu à peu, il cesse de trembler. Il se couche. Qu'on ne le réveille pas, ordonne-t-il. Mais à cinq heures, il est déjà debout.