Il reste un moment à l'entrée du pont qui, à la sortie de Dresde, franchit l'Elbe. La nuit est tombée mais l'averse est encore plus drue. Il sent l'eau glisser sur son chapeau, en imprégner le feutre, tremper la redingote. Il grelotte. Tant de fois il a connu cela, sur les rives des fleuves italiens, sur les bords du Rhin, de la Vistule, du Niémen. Que de ponts traversés, de fleuves longés sous l'averse !
Et voilà que cela recommence le jour de ses quarante-quatre ans. Est-ce pour cela qu'il ne ressent aucun enthousiasme ? qu'il est seulement déterminé à se battre, contre le monde entier s'il le faut ?
Il passe le fleuve. Aucune acclamation. Ces soldats avancent tête baissée, noyés par la pluie. Ils ont faim. Une fois encore. Il l'a dit à l'intendant général Daru : « L'armée n'est point nourrie. Ce serait une illusion de voir autrement. Vingt-quatre onces de pain, une once de riz et huit onces de viande sont insuffisantes pour le soldat. Aujourd'hui, vous ne donnez que huit onces de pain, trois onces de riz et huit onces de viande. »
Ils vont marcher et contremarcher, et, en ce troisième jour, alors qu'ils ne se sont pas encore battus, ils se traînent déjà. Berthier et le chirurgien Larrey ont signalé des milliers de malades. Ce temps orageux, avec ces alternances de chaleur et de froid, pourrit les ventres vides et les poumons.
Il s'arrête à Bautzen. Il a remporté ici une victoire, il y a seulement quelques semaines, le 20 mai. À quoi a-t-elle servi ?
Il ne change même pas de vêtements. Il veut examiner les cartes. Il en connaît chaque détail. Et pourtant, il a besoin de les étudier encore. En face de lui, ils sont six cent mille hommes sans doute. Au nord Bernadotte, au centre le Prussien Blücher, avec les Russes, au sud Schlumberger et ses Autrichiens. Au traître Bernadotte, il oppose Oudinot et Davout, ce dernier quittera Hambourg où il tient la ville. Il s'agit pour eux de prendre Berlin. Au centre, il met en ligne Macdonald, Ney, Lauriston, Marmont.
Il entend des cris et des exclamations. Un aide de camp se précipite. Le roi de Naples vient d'arriver.
Napoléon regarde Murat s'avancer. C'est comme si le roi de Naples, sous la magnificence de sa tenue, bleue, serrée à la taille par une ceinture dorée, son chapeau garni de plumes d'autruche blanches et d'une aigrette, voulait cacher la gêne qu'exprime toute son attitude.
Il fait asseoir Murat.
- J'ai ici, dit-il en s'installant en face du roi de Naples, trois cent soixante-cinq mille coups de canon attelés, c'est la valeur de quatre batailles comme celle de Wagram, et dix-huit millions de cartouches.
Il parle avec énergie. Mais il sent qu'il ne réussit pas à la communiquer à Murat, qui s'inquiète des forces ennemies.
Il se lève, s'approche de Murat, dit d'une voix dure :
- Ce qu'il y a de fâcheux dans la position des choses, c'est le peu de confiance qu'ont les généraux en eux-mêmes : les forces de l'ennemi leur paraissent considérables partout où je ne suis pas.