Il pourrait marcher vers le nord, prendre Berlin puis attaquer les arrières ennemis. Il a tant de fois manœuvré ainsi, en Italie, en Allemagne, et c'est ainsi qu'il a gagné des batailles, retourné la situation grâce aux marches forcées. Mais c'était autrefois. Que peut-il demander à de jeunes soldats déjà épuisés par les aller et retour, les pluies ? Et où sont les généraux de jadis, enthousiastes ?
Et lui-même, il a quarante-quatre ans !
Marengo, c'était le 14 juin 1800. Ce jour-là, Desaix est mort.
Plus de treize ans sont passés.
Il appelle son secrétaire. Il écrit à Ney.
« J'ai fait replier toute ma Garde pour pouvoir me porter sur Leipzig. Le roi de Naples s'y trouve en avant. Il va y avoir indubitablement une grande bataille à Leipzig. Le moment décisif paraît être arrivé. Il ne peut plus être question que de bien se battre. »
Il marche, tête baissée.
« Mon intention, poursuit-il, est que vous placiez vos troupes sur deux rangs au lieu de trois. L'ennemi, accoutumé à nous voir sur trois rangs, jugera nos bataillons plus forts d'un tiers. »
Combien de temps le croira-t-on ?
Peut-être assez pour vaincre ?
C'est la partie du tout ou rien.
Il dicte une dépêche pour Murat.
« Une bonne ruse serait de faire tirer des salves en réjouissance de la victoire remportée sur l'autre armée. »
À la guerre, un instant d'incertitude peut décider de tout.
Il s'apprête à quitter la chambre du château de Duben, puis il revient sur ses pas. D'un geste, il indique au secrétaire qu'il veut ajouter une dernière phrase pour Murat.
« Il faudrait aussi faire passer une revue d'apparat, comme si j'étais là, et faire crier "vive l'Empereur !". »
C'est le jeudi 14 octobre 1813, il est sept heures.
14.
Il se tient immobile sous la pluie fine et froide qui tombe depuis le début de la nuit de ce jeudi 14 octobre 1813.
Il regarde s'éloigner la voiture du roi de Saxe, Frédéric-Auguste Ier
. Le souverain regagne Leipzig.Napoléon hausse les épaules. Où est l'honneur ?
Il rentre dans ce pavillon cossu où est établi son quartier général. Il s'arrête devant les grands tableaux qui décorent le hall. Le luxe d'un banquier ! La demeure appartient en effet à un financier de Leipzig, M. Weister, qui venait ici, à quelques lieues de la ville, dans ce village de Reudnitz, recevoir ses amis.
Il va et vient dans la pièce mal éclairée où sont déployées les cartes et où l'on rassemble les dépêches.
Il reste appuyé à la croisée. Derrière le rideau de pluie, il aperçoit les feux de bivouac des armées de Schwarzenberg, de Blücher, de Bernadotte, de Bennigsen. Ils forment presque un cercle, à peine entrouvert vers le sud-ouest, vers cette route qui conduit à Erfurt par Lindenau, vers la France. Mais il faut franchir des fossés, des marécages, la rivière Elster et ses affluents, la Pleisse et la Partha. Encore des ponts et des ponts. Il pense à ceux de la Bérézina.