Tous ces hommes enfouis, morts, là-bas. Napoléon se détourne.
- Vous êtes géomètre, Laplace, dit-il d'une voix dure, soumettez cet événement au calcul et vous verrez qu'il égale zéro.
Personne n'ose parler. Mais il lit les questions et les angoisses sur leurs visages.
- Attendez, attendez, dit-il tout à coup. Vous apprendrez sous peu que mes soldats et moi n'avons pas oublié notre métier ! On nous a trahis entre l'Elbe et le Rhin, mais il n'y aura pas de traîtres entre le Rhin et Paris...
Mais ce n'est pas ici, parmi ces dignitaires chamarrés, ces ministres, qu'il trouvera un appui enthousiaste. Ceux-là obéiront et suivront, seulement s'ils estiment qu'il peut vaincre, qu'ils y ont intérêt.
Il faut donc reconstituer l'armée, une fois de plus. Il a besoin d'hommes. Il va exiger du Sénat une levée de trois cent mille conscrits. Il faut aussi constituer des gardes nationales. Pourra-t-on, avec ce dont il dispose, faire face aux soixante-dix mille Prussiens et Russes de Blücher, qui s'avancent vers le Rhin, et aux douze mille Autrichiens de Schwarzenberg qui, plus au sud, semblent vouloir passer par la Suisse pour tourner les places fortes françaises qui défendent le Rhin ?
Mais s'il avait les hommes, aurait-il les armes nécessaires ?
« Rien n'est moins satisfaisant que notre situation en fusils », dit-il au ministre de la Guerre dès ces premières heures à Saint-Cloud.
Le général Clarke bredouille des réponses. Il y a des réserves dans les arsenaux de Brest et de La Rochelle, dit-il.
- Bien loin, murmure Napoléon. Ils ne seront pas arrivés avant plusieurs semaines. Et si vous n'avez pas d'autres mesures, toutes les troupes qui vont se rassembler pourraient se trouver sans utilité, par défaut de fusils !
Mais il faut faire avec ce que l'on a. Il ne veut pas céder au découragement, aux mauvaises nouvelles qui, à chaque heure, s'ajoutent les unes aux autres : les places fortes allemandes, Dresde, Torgau, Dantzig, se sont rendues. Leurs garnisons ne pourront constituer une armée venant de l'Allemagne du Nord comme il l'avait prévu. Il ne peut pas compter non plus sur les troupes d'Eugène. Elles vont rester en Italie.
Le dimanche 14 novembre 1813, aux Tuileries, il reçoit les sénateurs. Il les écoute affirmer leur fidélité. Et il est vrai qu'ils votent les levées de conscrits, mais dans leur tête ils doutent. Ils supputent.
- Sénateurs, dit-il, j'agrée les sentiments que vous m'exprimez. Toute l'Europe marchait avec nous il y a un an. Toute l'Europe marche aujourd'hui contre nous. C'est que l'opinion du monde entier est faite par la France ou par l'Angleterre. Nous aurions donc tout à redouter sans l'énergie et la puissance de la nation.
Il veut croire à cette énergie, à cette puissance.
- La postérité dira, reprend-il, que si de grandes et critiques circonstances se sont présentées, elles n'étaient pas au-dessus de la France et de moi.
Il faut que l'on sache qu'il se battra, qu'il n'acceptera pas une paix de capitulation. Il se retire dans son cabinet de travail. Une nouvelle dépêche. Les Anglais marchent sur Bayonne.
Il froisse le feuillet, dicte :
« Ordre que, si jamais les Anglais arrivent au château de Marracq, on brûle le château et toutes les maisons qui m'appartiennent, afin qu'ils ne couchent pas dans mon lit. On en retirera tous les meubles, si l'on veut, qu'on placera dans une maison de Bayonne. »
D'abord se montrer, faire croire, faire savoir que rien n'a changé.