Il faudrait qu'il se lève, regagne son cabinet de travail où il doit encore trier des papiers, brûler ce qui reste de sa correspondance secrète, ainsi que les rapports de certains de ses espions. Mais il ne peut bouger. Il voudrait que le temps s'immobilise. Il voudrait fixer dans son regard chaque expression de son fils.
Des dignitaires viennent présenter leurs hommages. Il se ressaisit, se dresse.
- Au revoir, Messieurs, dit-il, nous nous reverrons peut-être.
Peut-être.
S'il perd la partie, il ne reverra plus tous ceux qu'il laisse ici, sa femme, son fils.
Il ne lui restera que la mort.
Et s'il gagne ?
Il ne peut imaginer ce qui adviendra. Mais il ne pourra pas reconquérir l'Europe, reconstituer ce Grand Empire, redevenir l'Empereur des rois. Il le sait. Il n'entrera plus dans Vienne, Moscou, Madrid, Berlin, Varsovie. Cela a eu lieu. Et ne pourra plus être.
Il va se battre le dos au gouffre.
Il jette une poignée de lettres dans la cheminée. Il écrit à Joseph. « Mon aîné. Aîné, lui ! Pour la vigne de mon père, sans doute ! » « C'est une de mes fautes d'avoir cru mes frères nécessaires pour assurer ma dynastie. »
Mais il écrit quelques lignes pour désigner Joseph comme lieutenant général de l'Empire, aux côtés de l'Impératrice, régente.
Mais combien sont les hommes sur qui il peut encore compter ? Ceux du peuple. Mais un peuple qui n'est pas dirigé devient une populace.
Il appelle son secrétaire, dicte une première consigne : faire partir avant cinq heures du matin le pape, et le conduire de Fontainebleau à Rome.
Puis, d'un geste, il indique qu'il veut rester seul.
Quelques papiers encore à détruire. Et voilà qu'il est déjà deux heures du matin.
Il sort de son cabinet, traverse les galeries des Tuileries désertes.
Quand reviendra-t-il ici ? Qui reverra-t-il ?
Il entre dans la chambre de son fils à pas de loup. Dans la pénombre, il aperçoit Mme de Montesquiou. Elle sursaute. Il fait signe à la gouvernante de ne pas bouger, de se taire.
Il s'approche du lit où dort l'enfant.
Il le regarde longuement dans la faible lumière de la veilleuse.
Il se baisse, effleure des lèvres le front de son fils. Puis il s'éloigne.
Dans la cour, la berline et cinq voitures de poste sont alignées. Des généraux et des officiers d'ordonnance forment un groupe sombre.
Il est trois heures du matin, ce mardi 25 janvier 1814.
17.
Combattre. Vaincre.
Il répète ces deux mots aux maréchaux rassemblés dans le grand salon de la préfecture de Châlons où il vient d'arriver. Il les regarde avec insistance : Berthier, Kellermann, Ney, Marmont, Oudinot, Mortier. Ils sont grâce à lui prince de Neuchâtel, duc de Valmy, prince de la Moskova, duc de Raguse, duc de Reggio, duc de Trévise - titres flamboyants qu'ils veulent conserver et dont ils veulent jouir. Mais sont-ils encore prêts à conduire des troupes à l'assaut, à charger à la tête de leurs escadrons, à risquer leur vie ? Ney et Berthier font une triste figure. Victor, duc de Bellune, parle des fuyards qui encombrent déjà les routes, de ces conscrits qu'on a à peine vêtus d'uniformes disparates, qui ne savent pas se servir d'un fusil, qui n'ont jamais subi un tir d'artillerie ou une charge de cavalerie et qui ne sont d'ailleurs que quelques milliers, face à des centaines de mille.
Combattre, vaincre, dit à nouveau Napoléon.
Il entraîne les maréchaux jusqu'aux cartes déroulées sur une table devant la cheminée. Il dit que tout au long de la route entre Paris et Châlons, à chaque étape, à Château-Thierry, à Dormans, à Épernay où il a déjeuné, la foule s'est rassemblée, a crié : « Vive l'Empereur ! » Il a vu les hommes de la garde nationale prendre partout les armes. Et déjà, les paysans se soulèvent ici et là dans les départements occupés par l'ennemi. Les pillages, les viols commis par les cosaques et les Prussiens vont entraîner une guérilla des « blouses bleues ».
Il s'arrête, le dos à la table, faisant face aux maréchaux. Que ceux qui étaient avec lui en Italie ou en Égypte se souviennent, dit-il. Ils avaient peu d'hommes. Mais ils ont battu l'ennemi à chaque fois. Qu'ils se rappellent ce principe : « La stratégie, martèle-t-il d'une voix lente, est la science de l'emploi du temps et de l'espace. Je suis pour mon compte moins avare de l'espace que du temps. Pour l'espace, nous pouvons toujours le regagner. Le temps perdu, jamais ! »
Il se tourne, se penche sur les cartes. Voilà la faute ennemie. Les armées coalisées ne se sont pas rassemblées. L'une, l'armée de Silésie, commandée par Blücher, débouche de Saint-Dizier et descend la Marne. L'autre, l'armée de Bohême, aux ordres de Schwarzenberg, avance sur Troyes en longeant la Seine.