Il faut faire face, minimiser l'affaire, dire : « Ceci n'est qu'un accident de guerre, mais très fâcheux dans un moment où j'avais besoin de bonheur. »
Un doute l'assaille tout à coup.
« Mon amie, écrit-il à Marie-Louise, n'aie pas trop de familiarité avec le roi Joseph. Tiens-le loin de toi, qu'il n'entre jamais dans ton intérieur ; reçois-le comme Cambacérès, en cérémonie et dans ton salon... Mets beaucoup de réserve avec lui et tiens-le loin de toi ; point d'intimité, et plus que tu pourras parle-lui devant la Duchesse et à l'encoignure d'une fenêtre. »
Il faut se méfier de tous et de tout. Il les sent à l'affût.
« La première adresse qui me serait présentée pour demander la paix, je la regarderais comme une rébellion », dit-il.
« Vous ne m'apprenez rien de ce qui se fait à Paris. Il y est question d'Adresse, de régence et de mille intrigues aussi plates qu'absurdes, et qui peuvent tout au plus êtres conçues par un imbécile... Tous ces gens-là ne savent point que je tranche le nœud gordien à la manière d'Alexandre ! Qu'ils sachent bien que je suis le même aujourd'hui, le même homme que j'étais à Wagram et à Austerlitz ; que je ne veux dans l'État aucune intrigue ; qu'il n'y a point d'autre autorité que la mienne et qu'en cas d'événements pressés, c'est la Régente qui a exclusivement ma confiance. Le roi Joseph est faible, il se laisse aller à des intrigues qui pourraient être funestes à l'État... Je ne veux point de tribun du peuple ; qu'on n'oublie pas que c'est moi qui suis le grand tribun. »
On se bat devant Reims. Il est en première ligne.
À minuit, ce lundi 14 mars, il pénètre dans la ville. Toutes les croisées sont illuminées, la foule a envahi les rues et l'acclame.
Napoléon, à l'hôtel de ville, est entouré par des centaines de Rémois qui crient : « Vive l'Empereur ! » Il décore l'artilleur qui, par son tir, a tué le général Saint-Priest qui commandait l'armée russe.
- C'est le même pointeur qui a tué le général Moreau : c'est le cas de le dire, ô Providence, ô Providence ! s'exclame Napoléon.
Il reçoit Marmont, l'accable de reproches puis peu à peu s'apaise. Il lui semble que la victoire est à nouveau à portée de main. Il a enfoncé un coin entre les armées de Blücher et de Schwarzenberg. Il peut rejoindre l'Est, tourner les coalisés.
« Votre caractère et le mien, écrit-il à Joseph, sont opposés. Vous aimez à cajoler les gens et à obéir à leurs idées ; moi, j'aime qu'on me plaise et qu'on obéisse aux miennes. Aujourd'hui comme à Austerlitz, je suis le maître. »
On lui rapporte que Marmont, en quittant l'hôtel de ville, a dit : « C'est le dernier sourire de la fortune. »
Il a un ricanement de mépris. Que savent-ils de la fortune ? Il faut la saisir par la crinière, la traîner jusqu'à soi, puis la chevaucher.
Le jeudi 17 mars, il est à Épernay. La foule l'acclame. On verse du champagne aux soldats. Il décore le maire, M. Moët. Puis il reprend sa marche vers l'Aube, pour surprendre le flanc de l'armée de Schwarzenberg.
On se bat pour Arcis-sur-Aube, on se bat à Torcy.
Napoléon voit les obus exploser devant un bataillon de jeunes recrues, qui refluent. Il se précipite, se place à leur tête, et quand un obus tombe au pied de son cheval, il ne bouge pas.
Mourir ici ? Pourquoi pas !
L'obus explose. Le cheval est éventré. Napoléon se relève au milieu de la fumée. Les soldats l'acclament, partent à l'assaut, prennent Torcy.
Mais les morts couvrent le sol. De combien d'hommes dispose-t-il encore ? Vingt mille ? Trente mille ?
Il reste un long moment silencieux. Le général Sebastiani est auprès de lui. Il a confiance en ce Corse issu d'une famille modeste et qui, après des missions diplomatiques auprès des Turcs, a combattu en Russie, en Allemagne, et qui vient de charger avec la cavalerie de la Garde.
- Eh bien, général, que dites-vous de ce que vous voyez ?