Il veut rejoindre le colonel Sébastiani, l'un de ceux qui, avec ses soldats d'Italie, le 19 brumaire, a dispersé les députés des Cinq-Cents. Voici Roederer qui parle système de finances. Napoléon se laisse prendre à la discussion.
« Je ne me fâche point qu'on me contredise, dit-il. Je cherche qu'on m'éclaire. Parlez hardiment, dites toute votre pensée : nous sommes ici entre nous, nous sommes en famille. »
Mais une nouvelle fois, comme dans les discussions avec les juristes à propos du Code civil, il a la certitude de saisir plus vite que les autres la question traitée. Peut-être ces savants oublient-ils l'expérience, le simple bon sens, ou n'ont-ils pas lu, comme lui, jadis, le code justinien, qui lui revient par pans entiers.
Tout à coup, il lance : « Il est plus facile de faire des lois que de les exécuter... C'est comme si vous me donniez cent mille hommes et que vous me disiez d'en faire de bons soldats. »
Il fait quelques pas, se retourne. Il faut savoir choquer, surprendre.
« Eh bien, reprend-il, je vous répondrai : "Donnez-moi le temps d'en faire tuer la moitié, et le reste sera bon." »
Il aime voir ses interlocuteurs décontenancés, réduits au silence.
De plus en plus souvent, mais peut-être a-t-il toujours pensé cela, il a le sentiment qu'il est le seul à voir juste et loin. Que c'est en tout cas à lui de décider. Il le fait pour le code civil, la nouvelle législation financière, la construction de trois ponts à Paris, l'un qui doit aboutir au jardin des Plantes, un deuxième qui reliera l'île de la Cité à l'île Saint-Louis, le dernier permettant de passer du Louvre à l'Institut.
En Égypte, ce qui reste de l'armée a été battu par les bataillons anglais débarqués. En Allemagne, Moreau - et avec quelles intentions - n'a pas poursuivi et détruit les Autrichiens qu'il avait vaincus.
L'exercice du pouvoir, ainsi, ne cesse jamais.
Le matin, à neuf heures, Napoléon entre dans la salle des Tuileries où le général Junot, premier aide de camp et commandant de Paris, lui présente ses rapports. Plusieurs officiers entourent Junot. Napoléon marche à grands pas, multipliant les prises de tabac. Le général Mortier, commandant la première division militaire, explique d'une voix hésitante qu'il s'est produit de nouvelles attaques de diligences par des brigands...
Napoléon l'interrompt, s'écrie :
- Encore des attaques de diligences, encore des vols des deniers publics ? Et l'on ne sait prendre aucune mesure pour empêcher ces délits ?
Mortier baisse la tête, silencieux.
Napoléon continue de marcher, parle en détachant chaque mot. Il parle fort, pour toute l'assistance, et on a cependant l'impression qu'il est seul, emporté par son raisonnement.
« Il faut, dit-il, faire du haut des diligences des espèces de petites redoutes. Il faut en former les parapets avec des matelas étroits et épais, pratiquer dans ces parapets des meurtrières et placer en arrière autant de soldats bons tireurs qu'il pourra en tenir. Allons, général, occupez-vous de hâter l'exécution des ordres. »
Il suit des yeux le général Mortier qui quitte la salle.
« J'aime le pouvoir, moi, mais c'est en artiste que je l'aime. Je l'aime comme un musicien aime son violon pour en tirer des sons, des accords et de l'harmonie. »
Ils interviennent au Tribunal. Ils contestent l'utilité de mettre en place des tribunaux spéciaux. Ils murmurent. Qui sont-ils pour se permettre cela ?
« Ils sont douze à quinze métaphysiciens, bons à jeter à l'eau. C'est une vermine que j'ai sur les habits..., dit Napoléon à Roederer. Il ne faut pas croire que je me laisserai attaquer comme Louis XVI. Je ne le souffrirai pas. »
Elle semble encore difficile en ce début de l'année 1801. L'Autriche a été battue en Allemagne et en Italie. L'Angleterre est irréductible, mais on peut l'isoler par la paix et des alliances sur le continent et ainsi la menacer, la contraindre à traiter.
Napoléon écrit à Joseph, qui négocie à Lunéville avec M. de Cobenzl, représentant à Vienne.