Il sait que Fouché rapportera ses propos. Et qu'ils feront trembler.
On gouverne aussi par la peur qu'on inspire.
17.
Napoléon ordonne du regard à son secrétaire de ne pas bouger. Il n'aime pas être dérangé, surtout quand il dicte. Les phrases s'enchaînent les unes aux autres, la pensée se déroule, et voilà qu'on a frappé à la porte du cabinet de travail, celle qui donne sur le petit escalier par lequel on accède à l'appartement de Joséphine. Mais Napoléon continue de dicter à Méneval un article pour
Il ne le signera pas, mais on saura reconnaître sa pensée, puisque ce journal, personne ne l'ignore en France et à l'étranger, exprime le point de vue du Premier consul. Et une tâche n'est bien exécutée que lorsqu'on l'accomplit soi-même.
Or l'article est important. C'est de la paix qu'il s'agit. La presse anglaise multiplie les attaques contre la France. « Tous les maux, tous les fléaux qui peuvent agiter les hommes viennent de Londres », répète plusieurs fois Napoléon. Mais le
On frappe avec insistance. Napoléon cesse de dicter. Avant même que Méneval se soit levé, Joséphine est entrée dans le cabinet de travail.
Évidemment, elle a quelque chose à quémander. Napoléon reconnaît son attitude suppliante, cette mimique de petite fille apeurée. Il n'est pas dupe, mais il éprouve chaque fois un mélange d'irritation, de satisfaction et de gêne. Qu'elle dise vite ce qu'elle veut ! Qu'elle laisse travailler ! Est-ce encore pour ses dettes qu'elle vient ? ! Il ne veut plus payer ! Ou bien lui ménage-t-elle l'une de ses surprises enfantines et stupides, du genre de la dernière qu'il ait eu à subir ? Elle a déposé devant lui un panier fermé par un foulard, et, quand il a soulevé le tissu, il a découvert un horrible nain qui grimaçait et se contorsionnait.
Mais c'est Joséphine avec qui, encore, il partage la plupart de ses nuits ! Elle dit qu'ainsi, parce qu'elle a le sommeil léger, elle le protégera des assassins. Et, à lire la presse de Londres, ceux qui veulent le tuer ne doivent pas manquer d'appui et d'argent. Belle paix !
Il questionne Joséphine d'un ton irrité.
- Mme Grand est là, murmure-t-elle. Elle vous supplie de la recevoir.
Il connaît l'obstination des femmes. Et il n'ignore rien de cette Mme Grand, fille d'un matelot de Batavia, danseuse d'un théâtre de Calcutta. Elle est passée d'un lit à l'autre, et se trouve présentement dans celui de M. de Talleyrand. Et elle veut se faire épouser par le ministre, qui doit pour cela obtenir du pape, parce qu'il est ancien évêque, une réduction à l'état laïque. Et, naturellement, Napoléon est sollicité pour écrire une lettre à Pie VII appuyant cette demande.
Il hésite. Il tient à Talleyrand, un homme tortueux mais souvent de bon conseil. Or, depuis que Mme Grand est installée dans l'hôtel de Talleyrand, rue du Bac, les diplomates et leurs femmes refusent de se rendre aux réceptions du ministre. Le dilemme est simple : ou il se marie, ou il quitte le ministère.
Napoléon accepte de la recevoir et la regarde s'avancer. Mme Grand a déjà les mains jointes. Elle n'a plus ni grâce ni beauté. Elle s'agenouille. Elle pleure. Elle supplie. Que lui trouve donc Talleyrand ? Cette femme-là n'est même plus capable de lui donner des enfants.
Cette pensée le blesse. Et lui ?
Il a reçu une lettre de Roederer lui annonçant que les résultats du plébiciste sont connus et vont être rendus publics dans quelques jours. 3 568 885 Français ont été favorables au Consulat à vie de Napoléon. Et on ne dénombre que 8 374
Napoléon a oublié Mme Grand, qui continue de pleurnicher.
- Que Talleyrand vous épouse ! dit-il d'un ton bourru, et tout sera arrangé. Mais il faut que vous portiez son nom ou que vous ne paraissiez plus chez lui.
Elle se relève, rayonnante. C'est là son plus profond désir, dit-elle. Il écrira donc au pape ?
Il la congédie. Joséphine le remercie d'une inclination de tête. Il lui a encore cédé. Et la poussée de colère qu'il ressent contre elle, il ne sait pas si c'est cette faiblesse qui la provoque ou bien le souvenir de la lettre de Roederer.