Plus tard, dans la soirée, il retrouve Joséphine à la Malmaison, au milieu d'une foule d'invités. On se presse autour des buffets garnis de toutes les boissons et mets possibles. Napoléon boit un verre de chambertin, son vin préféré. Un orchestre commence à jouer, et Napoléon entraîne Hortense sur la piste de danse. La jeune femme, au bout de quelques minutes, lui demande de s'arrêter, elle est enceinte de Louis, explique-t-elle, cependant qu'il l'abandonne en riant. Les femmes corses, dit-il, travaillent jusqu'au jour de l'accouchement. Il pince la joue d'Hortense. Sait-elle, demande-t-il, qu'il a acheté pour elle et Louis l'hôtel particulier de Mlle Dervieux, qui fut la maîtresse du comte d'Artois ? Hortense se pend à son cou, le remercie de son cadeau royal.
C'est cela être le Premier consul, ne pas rencontrer d'obstacle à un désir. Pouvoir si l'on veut.
Après le départ de Mme Grand, il a écrit une lettre au pape Pie VII pour lui recommander d'accorder à Talleyrand sa réduction à l'état laïque, pour qu'il puisse se marier. « Ce ministre, a-t-il écrit, a rendu des services à l'Église et à l'État... Il mérite d'obtenir cette faveur spéciale. » Pie VII va accepter. Comme il a accepté que Joseph Fesch, l'oncle de Corse, le demi-frère de Letizia Bonaparte, soit fait archevêque de Lyon.
Pourquoi pas Joseph Fesch ? Il n'est pas pire qu'un autre !
Napoléon frappe dans ses mains, entraîne tous les invités vers le théâtre de la Malmaison, s'assied au premier rang et commande qu'on joue.
Il aime voir Hortense, tel de ses aides de camp ou de ses généraux interpréter une pièce de Beaumarchais. Il oublie la journée passée aux Tuileries, les nouvelles de Saint-Domingue, où les fièvres déciment les troupes françaises. L'arrestation de Toussaint-Louverture n'a fait qu'exciter les Noirs.
Il oublie qu'il a laissé faire son entourage, qui a voulu rétablir l'esclavage à la Guadeloupe et à la Martinique, et que la révolte là-bas aussi s'étend.
Il applaudit, rit fort.
Il faut qu'il oublie, mais il pense à Pauline et à son mari, le général Leclerc. Il a le sentiment de s'être laissé forcer la main par ces négociants en sucre et en café qui ont « la rage » de recouvrer Saint-Domingue, leurs plantations, leurs bénéfices et donc leurs esclaves.
Il a pensé à eux quand, discutant avec Roederer d'un projet de nouvelle Constitution, nécessaire puisqu'il va bientôt être proclamé consul à vie, il a écarté l'idée que la richesse permette d'accéder aux listes électorales composées de notabilités.
« On ne peut faire un titre de la richesse, a-t-il dit. Un riche est si souvent un fainéant sans mérite !.. Qui est-ce qui est riche ? L'acquéreur de domaines nationaux, le fournisseur, le voleur ? Comment fonder sur la richesse ainsi acquise une notabilité ? » Et le colon, qu'est-il d'autre ?
Mais il a rétabli l'esclavage.
Il se lève cependant qu'Hortense, qui interprétait Rosine, et le général Lauriston, le comte Almaviva, saluent. Puis Figaro, joué par le préfet Didelot, s'avance sur le devant de la scène et s'incline à son tour.
Lauriston, Didelot : deux nobles d'Ancien Régime qui interprètent une pièce de Beaumarchais pour lui qui, fils de la Révolution, fut l'ami du frère de Robespierre et a rétabli l'esclavage !
Il ne cesse d'y penser.
Dans quelques jours, il va avoir trente-trois ans. Avec le Consulat à vie, et la question de sa succession - «un héritier naturel », a écrit Roederer -, il voit déjà comme jamais auparavant le terme de son existence, comme si, son destin encore à écrire, il en connaissait le bout. Est-ce pour cela qu'il se sent irrité, nerveux, avec des poussées d'impatience, comme s'il voulait, vite, vite, agir, parcourir toute la trajectoire, pour atteindre cette fin qu'on va inscrire dans les textes constitutionnels ?
Il ne peut chasser ces idées en se rendant à Mortefontaine, près de Senlis, chez son frère Joseph.
Il est tendu, nerveux. Il va revoir toute sa famille et ses proches rassemblés.
Joseph essaiera de jouer son rôle d'aîné, cependant que Lucien ne cachera pas son hostilité à Joséphine.
Au fur et à mesure qu'on se rapproche du domaine, son irritabilité croît. Il ne se prête guère aux embrassades et, après quelques minutes passées dans la maison de Joseph, il décide de faire une promenade en barque.
Le temps est orageux. Chacun semble maladroit. Après quelques coups de rames, la barque oscille, prête à chavirer ; le général Bernière, qui est assis près de Napoléon, tombe à l'eau.
On crie. Il semble à Napoléon que tous les pressentiments imprécis qui se sont accumulés en lui trouvent ici leur explication. Il va mourir là, stupidement, ni d'un boulet ni d'un poignard, mais sans gloire, dans l'eau d'un étang. Il voit le ciel et l'eau se mêler.
Quand il revient à lui, il est allongé sur la berge. Tous ces visages qui l'observent sont tordus par la curiosité.