Monsieur,
Plusieurs journaux ont répété que Saliéri, au lit de mort, s’étoit accusé lui-même d’ un crime atroce, de celui d’ avoir été l’ auteur de la mort prématurée de Mozart; mais aucun de ces journaux n’a fait connoître la source d’ où est sortie cette horrible imputation, qui voueroit à l’ exécration la mémoire d’ un homme qui a joui pendant cinquante-huit ans de l’ estime génerale de tous les habitans de Vienne.
Il est du devoir de tout homme de dire ce qu’il sait personnellement, quand il s’agit de repousser une calomnie don’t on veut flétrir la mémoire d’ un homme célèbre.
Pendant mon séjour à Vienne (depuis 1798 jusqu’en 1804) j’ai été lié d’ amité avec la famille de Mozart, et c’est d’ elle que j’ai su les détails les plus exacts sur les derniers momens de ce grand compositeur, qui est mort, comme Raphaël, à la fleur de l’ âge, non pas
Mozart avoit depuis long-temps une espèce de pressentiment de sa mort. Je me rappelle que mon maître Haydn m’a raconté que, lors de son premier départ pour Londres (à la fin de 1790), Mozart étoit venu lui faire ses adieux. Il lui dit en l’ embrassant, et les yeux remplis de larmes: «Mon père, je crains bien que ce ne soit pour la dernière fois que nous nous voyions». Haydn, beaucoup plus âgé que Mozart, croyoit alors que c’étoit son âge et les dangers auxquels l’ exposoit son voyage qui inspiroit à Mozart cette crainte.
Sans être liés d’ une amitié intime, Mozart et Saliéri avoient l’ un pour l’ autre tous les égards que des hommes d’ un mérite supérieur se plaisent à se rendre mutuellement. Jamais personne n’avoit soupçonné Saliéri d’ un sentiment de jalousie envers Mozart, et tout ceux qui ont connu Saliéri, diront avec moi (qui l’ ai connu), que cet homme, qui pendant 58 ans a mené sous leurs yeux la vie la plus irréprochable, ne s’occupant que de son art, et saisissant toutes les occasions pour faire du bien à ses semblables, cet homme, dit-je, ne pouvoit pas être un asssssin, et conserver, pendant les trente-trois années qui se sont écoulées depuis la mort de Mozart, cette hilarité d’ esprit qui le caractérisoit et qui rendoit sa société si attrayante.
Quand bien même il seroit prouvé que Saliéri, en mourant, se seroit accusé lui-même d’ être l’ auteur de ce crime affreux, on ne devroit pas si légèrement accréditer et répandre des expressions échappées au délire d’ un malheureux vieillard de soixante quatorze ans, accablé d’ infirmités qui lui avoient occasionné des souffrances si intolérables que ses facultés intellectuelles en etoient sensiblement altérées plusieurs mois avant sa mort.
Agréez, Monsieur, etc. Sigismond Neukomm