Sans la diversion de Double-Poil, il n’aurait pas échappé à l’étreinte implacable du lakcha qui l’avait rattrapé. Un homme qui n’avait rien d’un colosse mais qui possédait une force hors du commun et dont la volonté de fer transpirait dans le regard et les gestes. Le chasseur n’avait pas eu l’intention de l’égorger, du moins pas tout de suite, il s’était contenté de lui poser la lame de son grand poignard sur la gorge. Puis Double-Poil s’était rétracté, faufilé entre les deux hommes, éloigné dans les rochers. Il n’avait sans doute pas supporté les pensées affolées de son hôte, qui auraient encombré sa mémoire de souvenirs désagréables. Son initiative avait en tout cas surpris le lakcha qui s’était redressé et avait relâché son étau. Orchéron l’avait aussitôt désarçonné d’un puissant coup de bassin, s’était relevé, avait sauté dans le fleuve de ténèbres, s’était reçu un peu plus bas sur une autre corniche où Double-Poil l’avait rejoint quelques instants plus tard.
La créature avait montré à son hôte un passage vers le fond de la gorge, puis ils avaient parcouru plusieurs lieues dans une obscurité silencieuse et glaciale. Orchéron avait perdu la notion du temps depuis qu’il évoluait dans le cœur de cette nue à fois dense et impalpable. Tantôt il avait l’impression d’errer sans but depuis des jours voire des mois, tantôt de revenir à son point de départ et de recommencer depuis le début. Les informations délivrées par Double-Poil étaient désormais ses seuls points de repère. Sans la mémoire de son parasite, et sans la protection de sa lignée, il aurait été dépecé, morcelé, déchiqueté par ces flux changeants, par ces ondes contradictoires et glaciales qui s’insinuaient au plus profond de lui et qui, comme les insaisissables pinces au début de ses crises, lui cisaillaient les nerfs. Il éprouvait à nouveau cette souffrance indicible qui débouchait habituellement sur une incontrôlable réaction de violence mais qui, au fond de cette faille, exacerbait sa volonté, sa détermination.
La pensée d’Alma l’occupait tout entier. Il n’hésiterait pas à s’engager sur le chemin des chanes, à fouiller les enfers de l’amaya s’il le fallait, mais il la rechercherait où qu’elle fût. Leurs sentiers se rejoignaient dans ce monde ou dans un autre, et, après avoir franchi la porte, après avoir mis un terme à la malédiction de sa vie, il n’aurait pas d’autre but que de la retrouver.
Après que Double-Poil lui eut transmis l’image de la bouche béante et traversée de convulsions, il perçut des vortex d’énergie qui lui faisaient l’effet de courants à la puissance phénoménale. Il s’arrêta, tenta encore d’accoutumer ses yeux à l’obscurité, ne distingua rien d’autre qu’une agitation tumultueuse, un magma de forces ténébreuses.
Double-Poil, qui avait surmonté ses terreurs ancestrales pour l’accompagner jusque-là, choisit ce moment pour l’abandonner. Orchéron était désormais seul dans le cœur des ténèbres, seul face à lui-même. Il tenta d’expulser sa peur et sa souffrance d’une longue expiration, puis, après une dernière pensée pour Alma, il s’avança vers la porte des umbres.
Plusieurs points lumineux se détachaient du scintillement infini, reliés entre eux par des fils, brillants eux aussi mais ternis par endroits. L’ensemble évoquait la trame d’une étoffe courbée, déformée, gondolée. Orchéron n’aurait pas su dire s’il la contemplait à l’intérieur ou à l’extérieur de lui. Il ne se percevait plus en tant que corps mais en tant que courant d’énergie, propulsé à une vitesse effarante dans des passages qui débouchaient en différents endroits de la trame. Ces déplacements se superposaient à ses premiers sauts dans le temps, à celui qui l’avait projeté de la colline de l’Ellab jusqu’au bord de la rivière Abondance, à celui qui l’avait expédié du pied de l’Ellab jusqu’aux plaines du Triangle, à celui qui l’avait déposé sur le bord des grandes eaux orientales, à celui qui l’avait emmené sur le deuxième continent. Il fusait dans des couloirs infinis à l’intérieur d’un labyrinthe aux dimensions de l’univers, et dans un déploiement de souffrance absolue. Il empruntait les passages des umbres, des soldats du temps, mais la physiologie humaine n’était pas faite en principe pour supporter de telles distorsions. Les bouches le happaient sans lui laisser le temps de se reconstituer, et il s’étirait comme un interminable fil de douleur qui perdait à chaque fois davantage de son intégrité, de sa lucidité.
L’enveloppe protectrice que lui offraient sa lignée, ses gènes, lui avait suffi pour résister aux umbres sur le nouveau monde, mais elle volait en éclats sous la répétition de ces accélérations foudroyantes. Il avait l’impression d’avoir vieilli de plus de dix mille ans en quelques instants, à moins encore que ces quelques instants n’eussent réellement duré dix mille ans. Il avait perdu toute notion de chronologie, de commencement et de fin, il rencontrait des difficultés grandissantes à rassembler ses pensées éparpillées.