Double-Poil lui montra un groupe de créatures au pelage rougeâtre. Elles jouaient non loin d’une bouche sombre agitée de mouvements convulsifs d’où s’échappaient des vagues d’obscurité qui tapissaient peu à peu le fond de la faille.
Est-ce que tu as vu ce qu’il y avait de l’autre côté ?
À cette question Double-Poil n’avait pas d’autre réponse disponible qu’un tremblement de tout son corps et des images de congénères au pelage hérissé qui fuyaient les vagues de ténèbres en sautant de rocher en rocher. Mais, malgré sa terreur, il se proposait d’emmener son hôte tout près de la porte des umbres puisque ce désir était inscrit depuis toujours dans sa mémoire profonde.
Mémoire profonde ?
Une femme nue dans une grotte qui trempe son nouveau-né dans un bassin d’eau bouillante.
De qui tenait-il ces souvenirs ?
Le visage d’Alma.
Quel rapport avec moi ?
Le visage de sa mère Lilea.
Tu veux dire que cette femme et son nouveau-né dans la grotte sont mes ancêtres ?
Le visage de son grand-père penché au-dessus de lui.
Cet homme, mon grand-père, était le nouveau-né de la grotte ?
Pas de réponse, sans doute une corrélation manquante.
Pourquoi ma lignée est-elle maudite ?
Pas de réponse.
Le regard d’Orchéron erra de nouveau sur le fleuve de ténèbres, puis revint se poser à l’endroit où Alma se tenait avant le passage du grand umbre. La vague de colère qui monta en lui reflua presque aussitôt en le laissant suffoqué de chagrin.
Un masque de protecteur des sentiers.
Qu’est-ce que tu veux me…
Orchéron releva la tête. Les deux lakchas dévalaient les façades rutilantes une centaine de pas au-dessus de lui. Il refoula ses larmes et, obéissant à son seul instinct de survie, se lança à son tour dans la descente.
Il recevait des images destinées à lui ouvrir les voies les plus rapides. En théorie : Double-Poil était d’une agilité exceptionnelle, et les passages qui lui semblaient aisés ne l’étaient pas nécessairement pour son hôte. À plusieurs reprises Orchéron dut revenir sur ses pas et choisir un chemin plus long mais plus sûr. Ses poursuivants gagnèrent donc du terrain, au point qu’il entendit bientôt leur souffle et leurs grognements d’encouragement. Il n’avait pas peur de la mort, il l’accueillerait au contraire avec un immense soulagement, mais, avant, il lui fallait aller jusqu’au bout, franchir la porte des umbres.
Depuis sa petite enfance, son destin était lié aux prédateurs volants. Ils lui avaient pris sa mère, puis sa sœur adoptive, et enfin Alma, comme on provoque un adversaire, comme on le saoule de coups jusqu’à ce qu’il riposte. Ils ne l’avaient pas effacé lorsqu’ils en avaient eu la possibilité, parce qu’il bénéficiait d’une protection liée à ses ascendants, mais, Alma l’avait affirmé, ils avaient sans doute déclenché les sauts dans le temps, ces trous de mémoire qui lui avaient laissé des séquelles si douloureuses. Orchéron n’avait aucune idée de ce qu’il découvrirait de l’autre côté de la porte, il se rendait seulement à l’invitation qu’ils lui avaient lancée. Non par esprit de vengeance, mais parce qu’il avait le sentiment de s’engager sur son sentier. Et les deux lakchas lancés à ses trousses ne devaient pas l’en empêcher, ou les vagues noires déborderaient de la faille, se fragmenteraient en armée d’umbres, se répandraient sur les terres et sur les eaux, détruiraient toute forme de vie sur ce monde et sur les mondes occupés par les humains.
Il allait bientôt atteindre la surface du fleuve de ténèbres. Des courants froids s’immisçaient sous la fourrure tremblante de Double-Poil.
« On le tient ! » souffla Jozeo.
Les deux chasseurs n’étaient plus qu’à une vingtaine de pas de leur gibier, vêtu d’une étrange veste rougeâtre qui se déformait ou se rétractait de temps à autre pour dénuder une partie de son torse.
Ankrel reconnaissait parfaitement l’homme que les protecteurs des sentiers avaient cerné au pied de l’Ellab. Large d’épaules, cheveux bruns et bouclés, un corps d’adulte, un visage encore emprisonné dans les rondeurs de l’enfance. Sauf que, maintenant, une barbe aussi clairsemée que la sienne avait recouvert ses joues creusées par les privations comme les buissons s’emparent des failles.
« Enlevée par cette saloperie d’umbre », avait marmonné Jozeo en constatant que la fille avait disparu.