Double-Poil se détacha du corps d’Alma et se faufila comme un éclair rouge dans un étroit passage entre deux rochers. Elle croisa les bras sur sa poitrine et se recroquevilla sur elle-même. Le froid était d’une intensité suffocante, paralysante, comme s’ils évoluaient à l’intérieur d’un bloc de glace. Orchéron lança un coup d’œil par-dessus son épaule : les deux lakchas avaient disparu de la paroi flamboyante. Ils s’étaient sans doute réfugiés dans les rochers à la vue de l’umbre, comme Double-Poil.
Orchéron entreprit de se défaire du pan d’étoffe afin d’en couvrir Alma. Ses doigts gourds, malhabiles, glissèrent sur les nœuds qu’elle avait serrés avec les bouts déchirés. La pâleur de la jeune femme l’alarma davantage que la proximité pourtant inquiétante du prédateur volant au-dessus d’eux. Il ne décelait pas de peur ni de souffrance dans ses yeux, mais de la résignation, de l’indifférence. Il finit par arracher le tissu et l’étaler sur son corps sans se préoccuper des courants glacés qui se coulaient sur son propre torse.
Puis il observa l’umbre, de forme allongée comme tous ceux qu’il avait déjà entrevus mais d’une taille quatre ou cinq fois supérieure, si sombre qu’il ne discernait aucun détail, qu’il avait l’impression de contempler un fragment de nuit absolue ou une gigantesque pointe de ténèbres. Même de près, les contours des deux excroissances latérales restaient flous, comme si elles n’appartenaient pas tout à fait à ce monde. Seule sa queue évasée, recouverte d’un épiderme écailleux et gris, semblait faite de matière dense. Les éclats rougeoyants de la gorge ne le traversaient pas, non plus que la lumière rasante de Jael qui se couchait dans le prolongement de la faille.
Orchéron s’avança à l’extrémité de la corniche, d’où il avait une vue d’ensemble du fleuve de ténèbres. Au froid qui émanait de l’umbre s’ajoutait une force d’attraction qui évoquait les puits de montée des constructions de la cité de l’
Orchéron eut beau déployer sa concentration, il demeura incapable de discerner les moindres lignes, formes ou reliefs. Il se retourna pour voir si Alma s’était un peu ranimée. En même temps que sa tête pivotait sur son cou, il sentit un mouvement derrière lui, si fulgurant qu’il douta de ses perceptions.
La stupeur lui arracha un cri : Alma avait disparu. À l’emplacement où elle se tenait quelques instants plus tôt, il n’y avait rien d’autre qu’une vague trace grise qui s’évanouissait comme une brume matinale chassée par les rayons de Jael. Peut-être s’était-elle réfugiée dans les rochers pendant qu’il observait l’umbre ? Fou d’inquiétude, il entreprit de fouiller les reliefs environnants, puis il constata que le grand prédateur volant s’était également évanoui et fut obligé d’admettre qu’elle avait été enlevée. Ou plutôt… effacée.
Comme Mael, comme sa mère Lilea, comme toutes celles et tous ceux que les couilles-à-masques avaient exposés sur la colline de l’Ellab.
Il poussa un hurlement de détresse. Le destin s’acharnait à lui enlever les seules personnes qui avaient réellement compté. Même si elle n’était pas entrée dans sa vie depuis bien longtemps, Alma lui était devenue indispensable, plus encore que Mael. Sa sœur adoptive lui avait offert ses seuls moments de vraie joie au domaine d’Orchale, mais la petite djemale soufflait sur son feu intérieur, lui donnait la force d’aller au-delà de lui-même. Il s’éteindrait sans elle, il redeviendrait l’Orchéron ballotté par les vents comme une bulle de pollen, un errant de l’existence, un être qui n’aurait aucune prise sur les événements, qui n’aurait pas d’autre but que de courir derrière d’insaisissables ombres.
La lumière empourprée du crépuscule se déversait à flots dans la faille. Les roches translucides s’allumaient dans une profusion de scintillements plus ou moins éclatants.
Un bruit retentit derrière lui. Une flambée d’espoir l’embrasa, qui se retira aussitôt en lui abandonnant un goût de cendres dans la gorge. Ce n’était pas Alma mais Double-Poil qui sortait de sa cachette et s’avançait vers lui d’une démarche craintive. La créature hésita encore un long moment avant de le rejoindre sur la corniche et de s’enrouler autour de lui avec sa vivacité, son adresse et son élasticité coutumières.
Double-Poil réchauffa le corps d’Orchéron mais pas son âme. Il transmit à son hôte des images d’un passé qui gisait dans sa mémoire depuis très longtemps. Il était le dernier de son espèce, les siens ayant été capturés par les êtres à la langue blanche qui vivent dans les cavités souterraines et qui parfois, la nuit, montent à la surface pour surprendre leurs proies dans leur sommeil. Avant l’arrivée des humains, ce monde préservait son équilibre et les umbres n’étaient jamais sortis de la porte.
La porte, où est-elle ? demanda intérieurement Orchéron.