Il se leva, chancela, mit un peu de temps à trouver son équilibre et se dirigea d’un pas maladroit vers les rochers noirs. Les vagues d’une immense étendue d’eau se brisaient sur des récifs tourmentés. D’elles montait une vapeur épaisse que ne parvenaient pas à dissiper les rafales de vent. Il s’approcha du bord et reçut une projection de gouttelettes brûlantes sur le visage, les épaules et la poitrine. Ce n’était pas une source mais toute l’étendue d’eau qui était bouillante. À cet instant, et à cet instant seulement, il prit conscience qu’il avait franchi des distances phénoménales pour échouer sur ce monde, et il en éprouva une ivresse mêlée de peur. Il se demanda pourquoi le labyrinthe l’avait expédié au bord de ces eaux fumantes, puis il se souvint d’Alma, du chemin des sources bouillantes, et il se mit à sa recherche. Tout en explorant les criques profondes cernées par des rochers noirs et couverts par endroits d’une végétation lépreuse, il lui semblait capter le chant de ce monde entre les grondements des vagues et les piaillements des oiseaux. Un chant triste, nostalgique, qui racontait la séparation, l’absence, la déchirure, qui résonnait comme le chagrin d’une mère pour ses enfants disparus.
Il explora bon nombre de criques avant le coucher de l’astre du jour. La fatigue puis le découragement le gagnèrent. Rien ne prouvait qu’Alma avait été projetée sur ce monde. Rien ne prouvait non plus qu’elle eût résisté aux terribles accélérations du labyrinthe. Il s’assit en haut d’un grand rocher et contempla les grandes eaux bouillantes habillées d’un voile vaporeux qui se teintait du sang crépusculaire. Les oiseaux avaient cessé de crier, le murmure des vagues s’échouait dans un silence oppressant. Des gouttes d’écume brûlante lui cinglèrent le front et les joues. Il fut étreint par un sentiment de solitude qui lui emplit les yeux de larmes. Il avait toujours été seul, même en compagnie de Mael, seul avec sa mémoire tronquée, seul avec ses souffrances. La porte entrebâillée par Alma s’était refermée. Elle se tenait peut-être là, la malédiction de sa lignée : son grand-père, sa mère Lilea avaient aussi mené une existence solitaire voire clandestine, comme si la faute des ancêtres se perpétuait à travers les descendants jusqu’à la fin des temps. Peut-être ne devait-il pas laisser les couilles-à-masques éteindre sa lignée mais l’éteindre lui-même ?
La nuit effaça peu à peu les couleurs et les formes, deux satellites brillants se levèrent dans un ciel constellé d’étoiles. Il resta assis sur le rocher jusqu’à l’aube, indifférent à la fraîcheur nocturne, aux projections d’eau bouillante, immergé dans ses pensées, dans ses souvenirs. Le sentiment de révolte des premières heures, la rage qui caractérisait le début de ses crises et ravivait sa souffrance, s’estompa, le tumulte de ses pensées s’apaisa et, progressivement, il se fit en lui un grand silence où le chant de l’univers, ce chant qu’il avait perçu, enfant, mais que le bruit de la vie l’avait empêché d’écouter, s’éleva en lui et résonna avec une clarté inouïe.
« Qu’est-ce qu’on attend ? marmonna Ankrel.
— Lui, répondit Jozeo. Mon instinct me dit qu’il reviendra. »
Le fleuve de ténèbres avait subitement monté après la disparition d’Orchéron, et les deux lakchas avaient dû escalader à toute vitesse la paroi sur une distance de plusieurs centaines de pas. Ils s’étaient réfugiés dans les rochers qui bordaient la cascade d’eau chaude et où poussaient les gros fruits à la coquille épaisse. C’est là qu’ils avaient passé la nuit, l’un dormant à même le sol pendant que l’autre surveillait l’évolution de la nappe sombre maintenant stabilisée.
« Et qu’est-ce que tu feras quand il reviendra ? »
Jozeo eut un de ces sourires désarmants de charme qui plaisaient aux femmes des domaines.
« Eh bien, nous nous servirons de lui pour chasser les umbres, puis j’éteindrai… nous éteindrons sa lignée, comme prévu. »
Ankrel brisa la coquille d’un fruit sur une pierre.
« Tu ne m’as pas tout dit sur lui, hein ?
— Tu ne me l’as pas demandé !
— Je te le demande maintenant. »
Jozeo hocha la tête, prit le temps de manger un morceau de fruit avant de répondre, essuya d’un revers de doigts le jus qui lui coulait sur le menton.
« Orchéron fili Orchale, Lobzal fili Lilea. La bonne question, c’est : pourquoi deux noms pour un même homme ? Pourquoi deux mères ? La réponse est qu’il a connu une deuxième vie après avoir survécu à une exposition aux umbres sur la colline de l’Ellab. »
L’air ébahi d’Ankrel le réjouit visiblement.
« Il avait huit ans quand il a été conduit au sommet de l’Ellab en compagnie de sa mère, reprit-il. On a d’abord cru qu’il avait été emporté, comme sa mère, puis on a retrouvé sa trace. Il avait été recueilli par une jeune fille qui l’avait installé dans une cabane. La description qu’elle en a faite à son père, un protecteur des sentiers, lui correspondait trait pour trait. Dès lors, les frères de Maran se sont lancés dans une vaste opération de recherche qui a duré près de vingt ans… »