Vénérée Qval Frana,
Voici donc le complément d’informations que je vous avais promis. J’espère que vous me pardonnerez ma brièveté, mais la création d’un mathelle requiert une énergie considérable et je m’explique maintenant pourquoi tant de femmes choisissent de rester attachées au domaine d’une autre plutôt que de fonder le leur : la matière soumet la résistance physique et l’équilibre mental à rude épreuve. Mais j’écris à la femme chargée de la responsabilité de Chaudeterre, à la gardienne d’un enseignement séculaire, à la mère spirituelle de centaines de djemales, et je prends conscience, en couchant ces mots sur le rouleau, de ce qu’il faut de grandeur d’âme et de dévotion pour diriger une organisation de cette envergure, je prends conscience, vénérée Qval, de votre force de caractère, de votre générosité, de votre… beauté, et je rends aujourd’hui l’hommage que je n’ai pas su vous rendre du temps où j’avais l’incommensurable honneur de vivre à vos côtés, de vous parler, de respirer le même air que vous.
Brièveté, disais-je : j’ai donc sollicité l’agrément des protecteurs des sentiers dans le projet de fonder mon domaine. Il a suffi qu’Andemeur répande la rumeur de mes intentions pour qu’un soir deux hommes affublés de masques d’écorce et vêtus de robes grossières (pour ne pas dire ridicules) s’introduisent dans la chambre de mon futur constant, m’ordonnent de me rhabiller et me bandent les yeux. Andemeur m’a encouragée à les suivre sans résistance. Lorsqu’à l’issue d’une marche exténuante ils m’ont enfin retiré le bandeau, j’étais entourée d’une ronde de masques d’écorce éclairés par des solarines. Je ne suis pas parvenue à identifier l’endroit où ils m’avaient conduite : la grange délabrée d’un domaine à l’abandon ? Une de ces grandes cabanes bâties par les chasseurs sur la piste des troupeaux de yonks ? De leurs voix déformées, caverneuses, ils ont commencé à me poser des questions, d’abord sur les raisons qui me poussaient à fonder mon mathelle, ensuite sur mon passé de recluse. Ils savaient en effet que j’étais une ancienne djemale – j’ignore de quelle manière ils ont obtenu ce renseignement ; par Andemeur ? par une sœur séculière ? – et semblaient très intrigués par les mystères de Chaudeterre. Je leur ai répondu de manière à contenter leur curiosité sans rien dévoiler de notre enseignement, de nos règles, de nos pratiques. En réalité, je m’en suis tirée avec un pieux mensonge, prétendant que j’étais une mauvaise disciple de Djema et que mon incapacité à me plier à la discipline communautaire m’avait valu une exclusion fracassante, définitive.
C’était une véritable humiliation, Qval Frana, que de subir l’interrogatoire de ces rustres dissimulés derrière leur masque. Ils m’ont harcelée de questions intimes touchant à ma sexualité de djemale, essayant visiblement de m’extorquer l’aveu d’amours exclusivement féminines et traitées par eux d’abominables, de contraires aux lois du nouveau monde. J’ai, bien sûr, eu connaissance de telles amours dans l’enceinte du conventuel, et je n’en blâme pas mes sœurs, qui ont parfois un trop-plein de tendresse à épancher, mais j’ai soutenu le contraire devant les protecteurs des sentiers – il semble que le mensonge soit parfois la meilleure façon de célébrer l’instant présent – car j’ai senti qu’ils cherchaient un prétexte pour salir l’image de Djema et, par conséquent, diminuer l’influence de notre… de votre ordre sur la population du nouveau monde. Je doute qu’ils aient ajouté foi à mes propos, mais au moins je suis certaine de ne pas leur avoir offert l’opportunité qu’ils attendaient. D’ailleurs, s’ils ont fini par m’accorder leur consentement, c’est sans doute parce qu’ils espèrent me gagner à leur cause et me faire revenir plus tard sur mes déclarations.
Qu’ils n’y comptent pas ! Leur puissance et leur arrogance sont certes alarmantes – elles devraient vous inciter à préparer votre défense, Qval Frana, à lever une armée secrète en vous appuyant sur votre capital de sympathie auprès de la majorité des habitants du nouveau monde –, mais ni la menace ni les représailles ne m’entraîneront sur le sentier de la trahison, du déshonneur. J’ai bien l’intention d’ailleurs de les combattre à ma manière, avec l’aide d’Andemeur, des autres constants qui viendront un jour se fixer au domaine, des volages que j’aurai attirés sur ma couche. Je fourbirai mes armes de femme pour recruter mes bataillons, pour protéger mes frontières, mes permanents, mon cheptel et mes récoltes.
Ayant refusé de m’installer dans l’un de ces mathelles ruinés par les protecteurs des sentiers et laissés en friche, j’ai décidé de m’établir sur les territoires encore vierges situés au nord de Cent-Sources, de bâtir une maison grande comme une forteresse autour de deux sources distantes l’une de l’autre d’une trentaine de pas, de cultiver d’immenses champs de manne précoce et tardive, d’agrandir le verger pour l’instant constitué d’une centaine de fruitiers sauvages, bref, d’offrir un cadre à la fois généreux et solide à tous les enfants que mon ventre daignera accueillir. À ce propos, vous ai-je dit que nous devrions recevoir le premier dans une petite vingtaine de jours ? J’ai hâte d’admirer le chef-d’œuvre qui s’est développé à l’intérieur de moi, d’entendre son premier cri, de caresser ses cheveux, de sentir son souffle sur mon visage et ma poitrine.
La maison n’est pas encore achevée que j’ai déjà été approchée par une mathelle. Elle m’a entretenue des assemblées secrètes que tiennent les reines des domaines, soucieuses de leur indépendance, alarmées par les manœuvres des protecteurs des sentiers (vous n’êtes pas la seule à vous en inquiéter, comme vous pouvez le constater). Je leur soumettrai mon idée à la première occasion : usons, abusons des charmes dont la nature nous a dotées, recrutons des chevaliers, des soldats qui, pour l’amour de nous, empêcheront les couilles-à-masques de briser l’équilibre instauré par nos mères, les filles de la divine Ellula. Puisqu’ils cherchent à imposer une épreuve de force, ripostons par la force, montrons-leur qu’ils ne nous inspirent aucune crainte, renvoyons-les à leurs jeux et à leurs masques puérils, poussons-les, pendant qu’il est encore temps, dans les gouffres d’où ils ne pourront plus jamais sortir.
J’ai quitté le chemin de Djema pour m’engager sur celui d’Ellula, vénérée Qval. Un autre feu m’embrase, l’amour tout puissant, dévastateur, de la mère. Pour cet enfant à naître, pour tous les autres qui suivront, je me sens prête à renverser le nouveau monde, à répandre le sang, à défier les chanes.
Je ne sais pas si j’aurai le temps de vous dépêcher une autre missive, mais, quoi qu’il arrive désormais, soyez assurée de mon indéfectible affection.
Merilliam, mathelle du « Présent ».