Combien d’apprentis laisseraient la vie dans cette première confrontation avec les yonks ? Combien de mères s’effondreraient en sanglots sur le corps embaumé de leur fils au retour de l’expédition ? D’après les anciens, un tiers de ceux qui aspiraient à entrer dans le premier cercle étaient retrouvés piétinés, encornés ou démembrés après le passage du troupeau. C’était le prix de la sélection ou le « tribut aux lakchas de l’arche », les enfants-dieux du sentier de l’abondance qui, de temps à autre, prélevaient un butin supplémentaire parmi les chasseurs confirmés.
Ankrel eut une pensée pour sa mère, servante dans un mathelle de Cent-Sources, frappée de stérilité après l’avoir mis au monde. Elle n’aurait plus personne à aimer s’il venait à disparaître, surtout pas les volages qui venaient parfois la rejoindre dans sa chambre, des hommes sans visage et sans nom dont elle se servait pour assouvir les besoins de son corps et oublier quelques instants son humeur mélancolique. C’était d’ailleurs la rencontre avec l’un de ces volages, un chasseur, qui avait poussé Ankrel à se lancer sur le sentier des lakchas. Fasciné par le récit des aventures de l’amant d’un soir, il s’était engagé dans une expédition à l’âge requis de vingt ans et, malgré l’opposition de sa mère, avait commencé son apprentissage. Il n’avait jamais regretté sa décision, même au cœur des nuits glaciales ou des jours torrides, même aux temps incertains des longues migrations des yonks. Il ne s’imaginait pas assis toute la journée devant un atelier de poterie, un métier à tisser, un monceau de peaux à tanner ou des lames de corne à affûter, il ne se voyait pas dans la peau d’un moissonneur, d’un cueilleur, d’un charpentier, d’un tailleur de pierre ou d’un constant. Seuls le mouvement perpétuel, les grands espaces, le fouet des rafales, les brûlures de Jael, les morsures des vents d’Agauer, la simplicité des bivouacs, bref, tout ce qui faisait l’existence fraternelle et rude des lakchas, avaient le pouvoir de l’exalter, de le griser.
Les yonks déboulèrent devant Ankrel et estompèrent la lumière du jour. Une odeur âpre l’enveloppa, le sol trembla sous ses pieds, les vibrations s’amplifièrent dans sa colonne vertébrale, dans son crâne, il fut soulevé de terre comme une brindille chahutée par le vent. Les jambes fléchies, les bras légèrement écartés, la main droite ouverte, la gauche refermée sur le manche de son couteau, il refoula une impulsion de panique et concentra son attention sur les animaux du bord du troupeau. Du coin de l’œil il vit un corps désarticulé rouler sous le déferlement des sabots. La mort sanctionnerait la moindre erreur, la plus infime hésitation.
« Entre le chemin des lakchas et le chemin des chanes, il n’y a que l’espace de ta décision », disait Jozeo.
Ankrel évalua la vitesse de course des yonks et porta le regard vers l’avant afin de choisir son premier gibier. Il repéra, une trentaine de pas plus loin, un animal légèrement à l’écart de la multitude, un mâle à en juger par son allure et la taille de ses cornes. Il l’observa jusqu’à ce qu’il franchisse les deux tiers de la distance, puis, sans le quitter des yeux, il se mit à courir légèrement de biais par rapport au troupeau, de manière à être lui-même lancé à toute allure lorsque sa proie arriverait à sa hauteur. L’espace d’un instant, il eut la sensation de battre avec le cœur de la gigantesque harde, de baigner dans son fleuve de sueur, de respirer ses milliers de souffles, de bondir au rythme de ses sabots. Le mâle approchait, les cornes en avant, les naseaux presque au ras du sol. Une bête magnifique, une dizaine d’années à première vue, une robe luisante d’un brun doré parsemée de taches noires, une toison courte sur le crâne et sur une partie de l’encolure, de longues cornes courbes, effilées, d’un blanc qui tirait sur le jaune, une masse imposante de muscles tendus, sculptés par l’effort.