Il crut qu’elle lui avait brisé la cheville jusqu’à ce qu’il fasse jouer l’articulation douloureuse. Il n’était plus qu’une statue de poussière et de sang, un tronc desséché par la fatigue et la soif. Les animaux s’égrenaient devant lui en rangs de plus en plus clairsemés. Un fourmillement lui démangea la nuque et le haut du dos. Il se retourna et croisa le regard de Jozeo, juché quelques pas plus loin sur un yonk domestiqué, vêtu d’une tunique et d’un pantalon de peau. Il lut de l’espérance, de la confiance dans les yeux sombres du lakcha, sur ses traits pourtant impassibles et balayés par les mèches noires. L’ombre nocturne rôdait déjà dans les creux de la plaine et en bas d’un ciel que l’obscurité naissante unissait à la terre.
Galvanisé par la présence de son modèle, Ankrel examina les restes effilochés du troupeau. Les yonks qui fermaient la marche filaient maintenant au large, comme s’ils avaient compris que le salut se trouvait au milieu du passage. Ankrel n’avait plus d’autre choix que de foncer et de frapper le premier animal à portée de lame. Il s’encouragea d’un hurlement et s’élança. Son boitillement s’estompa au bout de quelques foulées, relégué au second plan par la tension de la chasse, par la sauvagerie de cette course à la mort. Il ne lui fallut pas longtemps pour combler l’intervalle. Il volait au-dessus de la terre labourée par les sabots, soutenu par les pensées de Jozeo, porté par le souffle divin des lakchas. Il rejoignit bientôt les bêtes lancées au grand galop, courut en leur compagnie pendant un petit moment sans éprouver la moindre gêne, le moindre essoufflement, puis, sans réfléchir, sans même lancer un regard par-dessus son épaule, il plongea sur le côté, la main droite grande ouverte et la gauche fermée sur le manche du couteau. Il entra en contact avec un yonk et lui enroula le bras autour du cou. Ses gestes s’effectuaient avec une étonnante fluidité, comme dans l’eau de la rivière Abondance, comme dans un rêve. Le frottement de sa peau nue sur la robe rêche ne le dérangeait plus, pas davantage que les réactions désordonnées de l’animal. Il eut le sentiment qu’ils n’appartenaient pas seulement au monde visible, le yonk et lui, mais à un ordre secret où ils avaient signé un pacte de sang. Leur étreinte avait quelque chose d’une union sacrée, d’un rituel à la fois grave et joyeux. Ils célébraient à leur manière la splendeur de la création, la permanence des cycles.
La lame d’Ankrel pénétra avec une douceur soyeuse dans le cou détrempé du yonk.
La nuit était tombée sur la plaine, les ondulations des herbes captaient par intermittence le poudroiement lumineux du ciel.
Ils se dressaient tous les deux au centre du cercle des lakchas rassemblés autour d’une grande solarine.
Seulement deux.
On avait coupé, à l’aide d’un coutelas de corne, les cheveux des huit apprentis qui avaient échoué dans leur épreuve. Cinq se verraient offrir une seconde chance après deux années de probation, trois étaient condamnés, à la fin de l’expédition, à retrouver la vie sédentaire des mathelles. L’un d’entre eux, Kaher, avait juré par tous les lakchas qu’il avait égorgé ses trois animaux, qu’il était victime d’une injustice, mais, à la façon dont les chasseurs avaient décortiqué la médiocrité de sa prestation, il avait compris qu’aucun détail n’avait échappé à leur vigilance, qu’il était inutile – et dangereux de surcroît – de chercher à les tromper, et il s’était effondré en larmes.
On avait ramassé onze cadavres dans le sillage de la grande harde, certains méconnaissables tant ils avaient été piétinés, écrasés. Les embaumeurs, également responsables de la conservation des quartiers de viande, avaient usé de tout leur talent pour leur redonner une apparence décente, mais certaines mères auraient du mal à reconnaître leur fils dans les visages et les corps difformes qui leur seraient présentés.
« Une dizaine de yonks abattus pour onze apprentis expédiés sur le chemin des chanes, les lakchas sont en colère », avaient murmuré des anciens, les yeux baissés, les mâchoires et les poings serrés.
Ankrel lança un regard de biais à Vimor, l’apprenti qui se tenait à ses côtés à l’intérieur du cercle. Toujours nu comme lui, il présentait de nombreuses égratignures sur les jambes et la poitrine. Ses fesses, pelées, à vif, étaient apparemment la partie de son anatomie qui avait le plus souffert de sa rencontre avec les yonks. Ankrel le détestait cordialement, et plus encore maintenant qu’ils se retrouvaient associés dans le triomphe. Il aurait voulu être seul à entrer dans le premier cercle, seul à être intronisé par les lakchas. La présence de Vimor indiquait que quelqu’un avait eu la même adresse, le même courage, la même volonté que lui. Une petite voix déplaisante lui soufflait que ce nanzier vaniteux, arrogant, se revêtait d’une partie de son éclat, lui volait la solennité de l’instant. Il n’aimait pas partager, peut-être parce que la stérilité de sa mère en avait fait un fils unique, un astre solitaire.