Elle vit le corps longiligne d’Œrdwen disparaître dans une robe et sa tête s’escamoter sous un masque. D’abord incrédule, elle fut secouée par une série de tremblements, puis par une violente envie de vomir qu’elle réussit à contenir mais qui lui abandonna un fond de bile dans la gorge. Œrdwen, le père de ses quatre derniers enfants, cet homme avec qui elle avait partagé le tiers de ses nuits, cet homme qui avait maintes fois joui dans son ventre, dans ses mains et dans sa bouche était donc un protecteur des sentiers, un de ceux qui combattaient la puissance des mathelles depuis un siècle, un de ceux qui égorgeaient les mères et les enfants des lignées maudites, un de ceux qui jetaient aux umbres les hommes et les femmes dont le seul tort était de réfuter leur interprétation des légendes de l
Des larmes de rage embuèrent les yeux d’Orchale. Rage contre la fourberie d’Œrdwen. Rage contre sa stupidité, son orgueil de femme. Frissonnante, haletante, elle réprima un gémissement, frappa la pierre rugueuse de la colonne du front, du genou et du poing, remit un peu d’ordre dans ses pensées, se demanda si elle ne devait pas prévenir immédiatement Jol, Aïron et les autres hommes du domaine puis, alarmée par des jeux soudains de lumière et d’ombre, reporta son attention sur les couilles-à-masques. Alignés derrière la solarine que portait le premier d’entre eux, ils avançaient en procession vers l’entrée du domaine.
Affolée, elle se recroquevilla sur elle-même, referma les bras sur sa poitrine, contracta ses muscles internes pour endiguer le débordement de sa vessie.
Que venaient-ils donc chercher dans son mathelle ? Ou plutôt qui avaient-ils déjà condamné, qui venaient-ils exécuter ?
La réponse se dessina aussitôt, limpide, terrible : Orchéron. Quatre jours plus tôt, Arléan fili Gej, entendant ses hurlements, avait entrebâillé une tenture et l’avait vu, en équilibre sur le rebord de la lucarne du silo, s’agiter comme un dément pendant le passage des umbres. Le répartiteur n’avait pas passé la nuit au domaine comme il l’avait lui-même exigé dans un premier temps, il avait prétexté une affaire urgente, avait sauté sur son yonk et filé sans même penser à remplir sa gourde d’eau. Orchale n’y avait prêté qu’une attention distraite sur le moment, soulagée de retrouver Orchéron sain et sauf après la crise de folie qui l’avait poussé à défier les prédateurs volants. Elle s’expliquait maintenant les raisons de ce départ précipité : Arléan était arrivé au bout de la piste, avait identifié son gibier et s’était empressé d’en informer les protecteurs des sentiers. Quelle faute avait donc commise Orchéron pour s’attirer ainsi la haine des couilles-à-masques ? Il n’avait jamais quitté le domaine, pas même pour assister à la Grande Délivrance, la cérémonie annuelle qui commémorait l’arrivée des survivants de
Orchale se ressaisit : le moment n’était pas venu de se poser des questions mais de tirer son onzième enfant des griffes des protecteurs des sentiers qui, guidés par la lumière mouvante de la solarine, progressaient comme une horde d’animaux féroces dans le champ de teules.
« Tu as peur de moi, Orché ? »
La lumière douce de Maran s’invitait par la lucarne et teintait d’une poudre argentée les poutres et les pierres du grenier. C’était Mael qui avait pris l’initiative de se glisser dans la chambre mansardée d’Orchéron, de le réveiller d’une pression sur l’épaule, d’étouffer ses protestations et ses questions d’un baiser appuyé, de le prendre par la main, de l’entraîner, vêtu de son seul sous-vêtement, dans le grenier du silo le plus éloigné de la maison.