Orchéron avait pris sa décision avant même que le nanzier eût disparu dans les herbes. Il en avait assez d’être accompagné par la peur et la faim dans chacun de ses gestes, dans chacune de ses respirations. Assez de la solitude, assez de cette partie de cache-cache avec un adversaire invisible mais omniprésent, assez de la dureté de la terre et de l’amertume de la manne sauvage. Il devait maintenant retourner au domaine, reprendre sa place parmi les siens. Plus de six semaines s’étaient écoulées depuis l’irruption des protecteurs des sentiers. Ils n’avaient sûrement pas renoncé à le capturer, mais ils ne pouvaient pas non plus consacrer tout leur temps à explorer la plaine. La meilleure façon de les mettre en échec, c’était de prendre l’initiative, de passer à l’offensive, de les affronter sur un terrain où ils ne l’attendaient pas. Démasquer par exemple les hommes du domaine qui, selon Aïron, s’étaient engagés dans leurs rangs, leur arracher l’explication de cette chasse à l’homme, puis les éliminer comme de mauvaises herbes. Contacter ensuite les permanents des domaines voisins, lever une troupe nombreuse, l’armer de poignards, de bâtons, de faux, de fourches, de masses, concevoir un système d’alarme qui préviendrait les incursions des couilles-à-masques, leur tendre des embuscades et les massacrer, oui, les massacrer, jusqu’à ce qu’ils jettent leurs masques et leurs robes aux épines, jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent de la surface du nouveau monde comme de mauvais rêves.
Galvanisé par cette perspective, Orchéron se rhabilla et, d’un pas décidé, presque joyeux, marcha en direction du sud. Au bout du chemin, au bout de la plaine inondée de l’or en fusion de Jael, il y avait la récompense, il y avait les lèvres pleines, les cheveux blonds et la peau brune de Mael.
La nuit tombait lorsqu’il arriva en vue du domaine. La faim, la soif et la fatigue le harcelaient depuis un bon moment, mais, bien qu’il eût suivi les méandres d’Abondance, il ne s’était pas arrêté une seule fois pour se désaltérer ni pour se reposer, pas davantage qu’il n’avait pris le temps de se couper un épi de manne sauvage ou de cueillir les fruits bleus des buissons. La transpiration collait la laine végétale de ses vêtements à sa peau, ses pieds se gonflaient dans ses chaussures de cuir.
Il se posta au sommet d’une petite colline qui dominait le mathelle et observa les environs. Il ne remarqua rien d’anormal dans les mouvements des silhouettes qui, à la lueur vive des solarines, s’affairaient dans la cour intérieure et autour des bâtiments. C’était l’agitation paisible d’un soir ordinaire, le nettoyage des grandes tables alignées sur la terrasse, le contrôle machinal des canalisations d’eau, la fermeture des portes de l’étable et des silos, les discussions autour des fontaines… L’attention d’Orchéron se porta sur les endroits où il avait l’habitude de retrouver Mael après leur journée de labeur, mais il ne la remarqua pas parmi les femmes qui se promenaient en grappes dans la cour intérieure.
Peut-être l’attendait-elle dans le grenier du silo où elle l’avait entraîné la nuit de son départ ? Peut-être se languissait-elle dans sa chambre ou dans un autre recoin de la maison principale ?
Peut-être avait-elle perdu l’espoir et s’était-elle… consolée avec un autre ?
Orchéron expulsa d’une expiration rageuse cette idée insupportable, indigne de Mael, indigne de lui. Il fut néanmoins tenaillé par une inquiétude fébrile, par le besoin pressant de la retrouver. Il lui fallait à tout prix s’introduire dans les bâtiments, discrètement pour ne pas éveiller l’attention des complices des protecteurs des sentiers. Il s’appliqua à calmer son impatience : il n’avait pas d’autre choix que d’attendre l’extinction des solarines et la lente plongée du mathelle dans la nuit noire. Une bise piquante chassait peu à peu la chaleur du jour.
Lorsque la dernière solarine se fut éteinte, Orchéron dévala la pente de la colline, traversa un champ en friche et gagna les silos en coupant par le verger. Un voile nuageux escamotait les étoiles et plongeait le domaine dans une obscurité dense, presque palpable. Il s’efforçait de marcher en silence, mais les grincements de ses semelles sur les herbes ou sur la terre, les froissements de ses vêtements, son souffle précipité résonnaient avec force dans la nuit et semblaient trahir sa présence des lieues à la ronde.
Il atteignit sans encombre l’une des entrées du bâtiment qui contenait les réserves de manne, de paille, les outils ainsi que, dans les étages supérieurs, les séchoirs à fruits. La porte de bois pivota dans un long, dans un intolérable gémissement. Il ausculta les ténèbres, n’entendit pas d’autre bruit que le meuglement sourd d’un yonk provenant de l’étable voisine. Les odeurs familières de terre battue, de bois, de manne et de sucre ravivèrent sa faim et réveillèrent une foule de sensations, de souvenirs. Il s’engagea dans l’un des escaliers tournants dont il gravit les marches quatre à quatre jusqu’au palier du grenier.