Orchéron résista pendant quelques instants avant de relever subitement le coude. Surpris, entraîné par la brusque dérobade du bâton, Œrdwen perdit l’équilibre, partit en arrière et heurta les bottes de paille sur lesquelles il s’affala de tout son long. Orchéron ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits. Il se redressa, plongea vers l’avant et lui planta son couteau dans le creux de l’aine. La lame de corne crissa contre l’os de la hanche. Un voile de terreur glissa sur le visage du constant qui tenta de riposter de la pointe du bâton mais qui, terrassé par la douleur, n’eut pas la force d’aller au bout de son geste. Orchéron se dressa de toute sa hauteur au-dessus de lui et lui bloqua le bras du genou.
« Où est Mael ? »
Œrdwen eut encore les ressources de lui opposer un regard et un ton méprisants.
« Elle ne sera jamais à toi, pauvre yonk… Jamais… »
Hors de lui, Orchéron lui assena une série de gifles. Le crâne d’Œrdwen rebondit à la façon d’une pomme de jaule sur le drap froissé de laine végétale. Le sang maculait à présent le bas de sa tunique et le haut de son pantalon.
« Où est-elle ? hurla Orchéron.
— Tu ne le sauras jamais…
— Les autres me le diront.
— Ces imbéciles ne savent rien… rien… »
Œrdwen eut un petit rire de gorge qui souffla sur la fureur d’Orchéron comme un vent sec sur l’incendie d’un champ de manne. Fou de colère, perdant tout contrôle, il leva le couteau et, à cinq reprises, le plongea avec une violence inouïe dans la cage thoracique du constant.
Désemparé, perclus de douleurs, Orchéron resta immobile jusqu’à l’aube près du cadavre d’Œrdwen. Tandis que s’égrenaient les heures, son geste lui apparaissait dans toute sa froideur, dans toute son horreur. L’odeur piquante du sang se mêlait désormais à l’essence aigre des cluettes et aux relents poussiéreux. La lumière du jour tombait par la lucarne et déposait un voile blafard sur le grenier. Le domaine se réveillait, des éclats de voix, des claquements de porte, des mugissements troublaient la paix du petit matin.
Les bruits déclenchaient des images et des sensations dans l’esprit d’Orchéron. Il entrait dans la cuisine, saluait Mael d’une étreinte fougueuse, Orchale d’un baiser sur la joue, prenait un petit pain de manne dans la huche de bois, une poignée de fruits dans la corbeille d’argile, les mangeait debout, adossé au mur, regardait les hommes, les femmes et les enfants se croiser dans le désordre joyeux de l’aube, se versait un gobelet d’eau fraîche, l’avalait d’une traite, sortait dans la cour intérieure, respirait avec volupté un air enivré de parfums… Il ne ferait plus jamais partie de ce monde. Son crime l’en avait chassé plus durablement que l’incursion des protecteurs des sentiers. Et quand bien même il aurait la possibilité de revoir Mael, les choses ne seraient plus jamais comme avant. Un fleuve de sang coulait désormais entre eux, qui les empêcherait de se rejoindre, qui les emporterait dans ses remous.
Une sensation de présence, de déplacement l’entraîna à redresser la tête.
Orchale se tenait devant lui, pâle, essoufflée, vêtue de sa tunique de nuit, les cheveux dénoués, le visage creusé. Elle contempla pendant quelques instants le cadavre d’Œrdwen avant de lever les yeux sur son fils adoptif. Il ne lut pas de reproche dans son regard, ni même de la répulsion, mais de la douleur, de la résignation.
« Il m’avait dit qu’il t’attendrait ici chaque nuit, murmura-t-elle. Je ne l’ai pas vu revenir ce matin, je me suis doutée qu’il s’était passé quelque chose. »
Orchéron secoua la tête et baissa les yeux sur le bout de ses chaussures.
« Il voulait me tuer à coups de bâton, lâcha-t-il d’une voix tremblante. Il… il m’a dit qu’il avait donné Mael aux frères de Maran. »
Orchale frissonna, resserra le col de sa tunique sur sa gorge.
« Il était lui-même un frère de Maran, un protecteur des sentiers.
— Mon père n’aurait pas dû lui dire que…
— Personne ne lui a dit. Il s’en doutait. Il a tellement battu Mael qu’elle a fini par lui avouer ce qui s’était passé entre vous.
— Il ne s’est rien passé de mal !
— À tes yeux, non, mais aux siens, aux yeux des couilles-à-masques, votre faute était impardonnable…
— Et à tes yeux ?
— Mon regard n’a plus aucune espèce d’importance. Je ne suis qu’une mathelle déchue, une reine sans royaume. Le domaine est désormais sous le contrôle des protecteurs des sentiers. »
Orchale n’était plus la femme forte, généreuse et combative qu’Orchéron avait connue avant son départ, mais une enveloppe de chair creuse, vidée de sa substance, vieillie prématurément. Ses yeux autrefois pétillants n’étaient plus que les miroirs ternes d’une âme résignée.
« Et mon père ? Comment a-t-il réagi ?
— Ton père ? Il s’est rallié à eux. Il prétend que c’est pour endormir leur méfiance, pour préparer notre défense, mais je ne le crois pas. Il a la mine et le sourire des menteurs.
— Où est Mael ?
— Les couilles-à-masques l’ont emmenée pour, je suppose, l’exposer aux umbres.
— Où l’ont-ils conduite ? »
Orchale haussa les épaules.