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« Quelqu’un te demande. »

Comme d’habitude, sa mère était entrée sans frapper dans la chambre d’Ankrel. Il tira hâtivement le drap sur son ventre et lui lança un regard courroucé. Ne se rendait-elle donc pas compte qu’il était sorti de l’enfance, qu’elle devait désormais respecter son intimité d’homme ? Elle le contempla avec dans ses yeux délavés par la fatigue et le temps une forme d’adoration soumise qui le hérissa.

« Qui ? marmonna-t-il en essayant de dissimuler au mieux sa mauvaise humeur et son érection matinale.

— Un homme. Un chasseur, je crois. »

Ankrel la pria de sortir d’un geste agacé, se leva quand elle eut refermé la porte et se rhabilla à la hâte. Au moment où ils s’étaient quittés, au croisement des chemins qu’on appelait les allées de Cent-Sources, Eshvar, le chef de cercle, et Jozeo lui avaient laissé entendre qu’ils le recontacteraient avant la prochaine expédition pour l’entretenir plus longuement du « projet » qu’ils n’avaient évoqué pour l’instant que de manière évasive. Il descendit quatre à quatre les marches de l’escalier central de la maison d’habitation, la plus petite des trois du domaine de Velaria, traversa au pas de course l’immense cuisine et sortit sur la terrasse éclaboussée de la lumière rose et mauve de Jael.

La cour intérieure bruissait des cris des permanents du mathelle, au travail depuis l’aube. Agriculteurs, potiers, tanneurs, écorneurs, tisserands s’agitaient et s’interpellaient par les portails grands ouverts des ateliers et des granges. Des enfants de tous âges et des deux sexes remplissaient des cruches aux becs verseurs des douze fontaines qui représentaient les personnages principaux des légendes de l’Estérion. Des jeunes filles, les robes retroussées jusqu’aux cuisses, étrillaient les yonks domestiques tandis que les garçons, équipés de fourches à six dents de bois, changeaient les litières. Le domaine était l’un des plus grands, sinon le plus grand du nouveau monde, et Velaria, sa mathelle, l’une des femmes les plus écoutées, les plus vénérées. Il suffisait de grimper dans le grenier d’un bâtiment pour apercevoir, dressée au milieu de la plaine jaune, la colline de l’Ellab, le centre historique de Cent-Sources.

Ankrel aperçut le visiteur assis à l’une des tables de la terrasse devant une corbeille de gâteaux de manne parfumés à l’eau d’onis, une cruche d’eau et un gobelet de corne. Jozeo, car c’était lui, grignotait une pâtisserie en observant avec attention les femmes qui déambulaient dans la cour. La plupart lui adressaient un sourire ou une mimique complice avant de disparaître, preuve qu’elles ne restaient pas insensibles à ses charmes. Trois jours plus tôt, Ankrel avait surpris une conversation entre six permanentes du domaine qui toutes avaient accueilli Jozeo fili Jalen dans leur lit, qui toutes disaient de lui qu’il savait encore mieux s’y prendre avec les femmes qu’avec les yonks.

« Eh bien, Ankrel, on ne vient pas saluer les amis ? »

Ankrel eut un sourire à la fois chaleureux et intimidé : Jozeo avait beau le traiter en confrère, en égal, il lui restait beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre à l’excellence et à la réputation de son modèle. Lui n’avait tué qu’une vingtaine de bêtes après son intronisation dans le premier cercle et n’avait jamais été invité sur la couche d’une femme.

D’un geste du bras, Jozeo l’invita à s’asseoir en face de lui.

« Comment va notre jeune chasseur ? Est-ce que tu t’es reposé au moins ?

— J’ai dormi ces derniers jours plus que tout le reste de ma vie ! » s’exclama Ankrel.

Jozeo écarta les mèches sombres qui lui balayaient le front. Il n’avait pas rassemblé ses cheveux en tresses comme à son habitude, et sa longue crinière, qui s’écoulait en torrents fous et noirs sur ses épaules, soulignait la régularité et la virilité de son visage.

« Il est essentiel pour un chasseur de savoir prendre du bon temps. Nous repartons en expédition plus tôt que prévu.

— Je suis prêt. »

Jozeo but d’une traite un gobelet d’eau et piocha un gâteau dans la corbeille. Son pantalon et sa tunique de peau, ornés de motifs colorés, gémissaient à chacun de ses mouvements. Le manche sculpté de son long poignard de corne dépassait d’un étui rigide lacé à sa cuisse.

« Prêt ? Prêt… à quoi ? marmonna-t-il après avoir arraché une bouchée de gâteau.

— À partir en expédition, avança Ankrel, décontenancé par la réflexion de son interlocuteur.

— L’expédition dont je te parle est très… différente des autres. »

Des frissons coururent sur la nuque et le dos d’Ankrel, qui se donna une contenance en plongeant à son tour la main dans la corbeille. Deux adolescentes passèrent devant la terrasse, jetèrent un regard appuyé aux deux chasseurs et s’éloignèrent en riant, ravies de leur propre audace. Les rayons enflammés de Jael, déjà haut dans le ciel, chassaient les derniers îlots de fraîcheur. Les frondaisons jaunes des jaules et les massifs écarlates des pourpreines avaient cessé de frissonner.

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