Ils gardèrent le silence pendant quelques instants, l’aîné observant du coin de l’œil le cadet qui avait du mal à reprendre son souffle. Ankrel était subitement assailli par toutes ses terreurs liées aux umbres, aux sonneries d’alerte déchirant la rumeur du domaine, aux attentes oppressantes dans les pièces silencieuses des bâtiments, aux disparitions subites d’hommes, de femmes, d’enfants de sa connaissance… Les chasseurs avaient beau disposer de leurs propres guetteurs, une angoisse sourde l’avait accompagné au long de ses cinq années d’apprentissage. On ne se sentait en sécurité nulle part sur la plaine d’herbe jaune qui offrait pour tout abri de vagues cachettes au milieu des rochers, les grands nids souterrains des nanziers sauvages ou encore les branches basses des arbres. Combien de fois avait-il estimé que les membres de son cercle n’auraient pas la moindre chance de survivre à une soudaine incursion des umbres ? Par bonheur, les prédateurs volants ne paraissaient pas attirés par les yonks et ne survolaient pratiquement jamais les zones de pâturage des grands troupeaux. Et les sonneries des cornes des guetteurs, disposés tous les cinq cents pas sur un cercle d’une centaine de lieues de diamètre, n’avaient déclenché que de fausses alertes.
« Tu te sens toujours prêt ?
— Mais comment… comment vous comptez capturer les umbres ? bredouilla Ankrel.
— Je te convie à la plus grande aventure de ton existence ! À l’aventure la plus extraordinaire qu’ait jamais vécue un être humain sur ce fichu monde ! Réponds d’abord à ma question : est-ce que tu te sens prêt ? »
Ankrel s’assit à son tour et s’absorba dans la contemplation du bois rugueux de la table, incapable de soutenir le regard exorbité, flamboyant, de Jozeo. Ce que lui réclamait le lakcha, c’était une confiance aveugle, un saut dans le vide, une plongée dans ses peurs les plus intimes, les plus anciennes, les plus profondes. Chasser les umbres, les insaisissables umbres, revenait à tenter d’attraper des cauchemars à main nue.
« Il me faudrait un peu plus de temps pour…
— Réponds ! »
La voix de Jozeo, tranchante, plana au-dessus d’Ankrel comme un couperet. Le jeune chasseur ouvrit la bouche pour inspirer un peu d’air, pour desserrer l’étau qui lui broyait la gorge et la poitrine. Il entrevit, comme dans un brouillard, la silhouette menue et voûtée de sa mère qui, vêtue d’une robe beige et coiffée d’un foulard écru, s’en allait distribuer des pains chauds et des fruits secs à ceux qui n’avaient pas eu le temps de prendre le premier repas du jour.
« Je suis prêt », lâcha-t-il dans un souffle.
Il n’en pensait pas un mot, encore sous le coup de l’effroi que lui avaient valu les révélations de Jozeo, mais il ne s’estimait pas en droit de décevoir son modèle.
« Prêt jusqu’à quel point ? »
Ankrel eut un rictus crispé censé traduire sa détermination.
« Jusqu’au point que vous aurez fixé. »
Jozeo se redressa sur sa chaise et, un large sourire aux lèvres, lui tapota l’épaule du plat de la main.
« Je le savais ! Je savais que je pouvais compter sur toi. J’avais parié avec les autres que tu accepterais.
— Qui sont les autres ?
— Tu les connaîtras bientôt. Ce sont tous des lakchas de chasse, mais pas seulement.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Jozeo jeta un bref coup d’œil sur les environs et se pencha par-dessus la table jusqu’à ce que ses mèches rebelles frôlent le front et le nez d’Ankrel.
« Tu es prêt à t’engager sur le sentier secret des lakchas ? dit-il à voix basse. Sur le sentier de Maran ?
— Maran ? Mais…
— Est-ce que tu es prêt à devenir un gardien des lois intangibles de l’arche ? »
Interloqué, suffoqué, le jeune chasseur répondit d’un clignement de cils et, d’un geste vague, invita son interlocuteur à poursuivre.
« Est-ce que tu es prêt, Ankrel fili Neamia, à rejoindre le cercle sacré des protecteurs des sentiers ? »
Les fesses et les cuisses irritées, Ankrel observait les environs au travers des interstices du petit appentis dont Jozeo avait soigneusement verrouillé la porte. Le visage dissimulé sous un masque d’écorce, le corps enfoui sous une longue robe, armés de piques, de haches, de masses, des protecteurs des sentiers gardaient les issues de la grange voisine, visiblement abandonnée depuis des lustres. Jael s’était couché depuis un bon moment, et le ciel, étonnamment lisse, se tendait d’un mauve sombre qui contenait déjà l’indigo de la nuit.
Jozeo et Ankrel avaient chevauché le yonk durant des heures sous la chaleur torride du jour. Ils ne s’étaient arrêtés qu’à deux reprises, une fois pour se restaurer et se désaltérer sur la rive de la rivière Abondance, une autre fois pour laisser souffler la monture de Jozeo, un mâle splendide à la robe presque entièrement noire et dont les cornes atteignaient la longueur d’un bras d’homme. Ils étaient arrivés en vue de la grange au crépuscule.
« Elle faisait partie d’un grand domaine autrefois, avait précisé Jozeo en sautant à terre. Mais Govira, sa mathelle, une sacrée belle femme par ailleurs, ne respectait pas les lois de l’arche.