Ankrel mangea deux gâteaux, finit par perdre patience et par rompre un silence qui devenait pesant.
« Est-ce qu’il y a un rapport avec le projet dont Eshvar et toi m’avez parlé ? »
Jozeo le dévisagea avec une expression étrange, indéchiffrable, presque effrayante.
« C’est le projet, répondit-il en détachant chaque syllabe. Je pense, nous pensons que tu es un bon élément, un très bon élément même, et que tu dois faire partie de cette expédition.
— Mais quel genre d’expédition, au nom du ciel ? »
Jozeo recula sa chaise, se leva et alla s’accouder à la rambarde qui ceinturait la terrasse.
« Une chasse, comme tu peux t’en douter, dit-il d’une voix si basse qu’Ankrel dut tendre l’oreille pour saisir ses paroles. Mais le gibier en sera… particulier. C’est le rêve de tout vrai chasseur que d’affronter un adversaire digne de lui. Les yonks sont des animaux courageux, dangereux, mais tellement prévisibles… »
Il se tut pour laisser passer un groupe d’hommes qui, la bêche ou la fourche sur l’épaule, se dirigeaient vers le potager du domaine, situé entre le deuxième et le troisième bâtiment d’habitation. Ankrel en profita pour le rejoindre à côté de la rambarde. Il était à peu près de la même taille que son vis-à-vis, et pourtant il ne pouvait s’empêcher de se sentir tout petit à ses côtés, comme un enfant dans l’ombre d’un géant.
« Une expédition dangereuse, reprit Jozeo. Qui rassemblera les vingt meilleurs chasseurs.
— Je viens tout juste d’entrer dans le cercle, objecta Ankrel. Je ne peux pas faire partie des meilleurs.
— L’ancienneté n’est pas une vertu chez les lakchas. La preuve, Maran n’avait que huit ans quand il fit jaillir la manne du vide spatial. L’ancienneté apporte l’expérience, elle ne donne pas la détermination, la volonté, l’esprit de décision, le désir de perfection. Ces qualités, un lakcha les a dès le départ ou ne les a jamais. Et très peu sont les anciens des cercles à les posséder.
— Ils n’ont pas failli à leur tâche, les domaines n’ont jamais manqué de viande, de peaux ou de corne. »
Jozeo revint s’asseoir sur sa chaise, croisa les mains sous sa nuque et posa les pieds sur la table. Malgré leur usure, ses bottes cirées à la graisse de yonk avaient conservé toute leur souplesse, tout leur lustre. Ankrel songea qu’il devrait apprendre à se montrer moins négligent avec ses vêtements, ses chaussures, sa besace, sa gourde et son couteau de corne. Ils constituaient désormais son quotidien de chasseur, son uniforme, son armure, ils le protégeaient du chaud, du froid, de la soif, de la faim, des ronces, des cailloux, des robes rêches, des sabots et des cornes.
« Loués soient les lakchas, les yonks sont des animaux d’excellente composition ! s’exclama Jozeo. Ils savent d’instinct que la survie du nouveau monde repose en grande partie sur eux et ils viennent d’eux-mêmes s’empaler sur les lames, expertes ou non.
— Ils tuent pourtant des chasseurs et des apprentis à chaque expédition.
— Ceux qui ont été encornés ou piétinés n’avaient absolument rien à faire sur le sentier des lakchas ! » Une petite moue de mépris étirait les lèvres brunes de Jozeo. « Les yonks sont de braves bêtes, encore une fois, mais en égorger des milliers ne suffit pas à faire d’un homme un vrai chasseur.
— Quel gibier, alors ? »
Jozeo contempla le ciel où flottaient une poignée de nuages effilochés, imbibés du mauve et de l’or de Jael.
« Un gibier à la fois mystérieux et familier. Un gibier si rapide que nous ne pouvons pas le suivre à l’œil nu. Un gibier si dangereux que sa surveillance mobilise chaque jour des centaines de guetteurs. Un gibier qui nous oblige à nous terrer comme des furves quand il sort de son antre. »
La respiration d’Ankrel se suspendit tandis que son regard se levait à son tour sur la voûte céleste.
« Tu veux dire… »
Jozeo acquiesça d’un vigoureux hochement de tête.
« Les umbres. »