Читаем Orchéron полностью

Ce matin, j’ai croisé Lézel sur le chemin de mon refuge secret. J’ai aussitôt voulu battre en retraite, mais il m’a saisie par le bras et l’a serré avec une telle force que je n’ai pas réussi à me dégager. Mes hurlements n’ont servi à rien sinon à exciter sa cruauté. Nous étions trop loin du mathelle et des champs cultivés pour qu’on puisse nous entendre. Il m’a fixée avec une intensité brûlante, à me noircir le fond de l’âme. Je ne sais pas encore ce qui m’a le plus effrayé chez lui, son regard de fou, sa poigne de fer ou son air d’enfant battu. J’ai cru pendant quelques instants qu’il allait se jeter sur moi et mon corps tout entier a frémi, rejeté cette éventualité avec une violence farouche, animale. Je préfère mourir plutôt que de ployer sous un autre homme qu’Elleo. J’aurais frappé, griffé, mordu Lézel jusqu’à ce que la colère ou la douleur l’obligent à m’étrangler. Je me serais moi-même jetée la tête la première sur une pierre si cela n’avait pas suffi. Je ne suis pas partageuse, je l’ai déjà dit, je me garde tout entière pour Elleo, je ne veux pas être souillée par l’odeur, la sueur et la salive d’un tanneur, encore moins éventrée par son soc ni infectée par son foutre.

Il m’a demandé pourquoi je ne venais pas chercher les rouleaux de peau qu’il avait préparés à mon intention. « Je préfère changer de fournisseur plutôt que de t’entretenir dans le sentiment que je te dois quelque chose », lui ai-je répondu. Il s’est alors affaissé sur la terre comme une cluette fanée et s’est mis à pleurer toutes les larmes de son corps. Il a balbutié, entre deux sanglots, qu’il pensait à moi à chaque instant de sa vie, que mon visage l’accompagnait lorsqu’il tannait ses peaux, lorsqu’il se lavait, se restaurait, se couchait, se réveillait… Je n’ai pas eu pour lui un souffle de compassion tant il est vrai qu’une femme comblée n’a pas de place pour un soupirant malheureux, mais j’ai séché ses larmes avec la manche de ma robe et me suis astreinte à lui parler avec douceur : il n’avait rien d’autre à attendre de moi qu’une complicité amicale. Son regard devait maintenant se poser sur d’autres femmes. Le domaine de ma mère en comptait de très jolies, et d’encore disponibles. Si aucune d’elles ne lui accordait ses faveurs, il aurait toujours la possibilité de s’engager comme journalier dans d’autres domaines, de provoquer de nouvelles rencontres, de multiplier les chances. Il ne devait pas oublier non plus que la décision revenait toujours aux femmes, qu’elles avaient la liberté de garder, de partager ou de renvoyer les hommes qu’elles invitaient dans leur chambre, que nos ancêtres avaient jeté les fondations du nouveau monde sur cette règle fondamentale inviolable.

Il a semblé s’apaiser et se rendre à mes arguments. « Je vais partir d’ici, a-t-il murmuré. La découverte du nouveau monde m’aidera peut-être à t’oublier. » Je l’ai encouragé dans cette décision, lui assurant qu’il ne devait pas se tracasser pour moi, que je n’éprouverais aucune difficulté à me fournir en rouleaux – c’est faux, hélas : les peaux que je mendie ou vole dans les ateliers des tanneurs sont ; rugueuses, rigides, bien mal adaptées à la danse de la plume.

Il s’est relevé, m’a saluée d’un mouvement de tête et s’est éloigné en direction du mathelle. Je l’ai regardé se fondre dans l’immensité jaune de la plaine. Il m’a fait penser à une personne de rien qui s’efface dans son propre néant. Méchanceté, Lahiva filia Sgen ? Non, réalité : il n’était pour moi qu’un rouage anonyme du destin, il ne m’inspirait que de l’indifférence, du silence, du vide.

Mon bras a tremblé longtemps après le départ de Lézel et m’a empêchée d’écrire autant que je l’aurais souhaité. Ses doigts coupants ont imprimé une trace profonde, durable, comme le maillon d’une chaîne de sang, d’une chaîne de temps. Elleo ne manquera pas de s’en inquiéter : j’essaierai de lui fournir une explication plausible sans mettre en cause le tanneur. Je crois mon frère capable de tuer, oui, de tuer tout individu que je désignerais à sa vindicte.

Elleo me vole tout mon temps, mais jamais je n’ai été aussi heureuse d’être à ce point pillée, dépouillée. Il brûle en toute occasion de me prouver son amour, une ardeur qui nous entraîne à prendre tous les risques, à défier les règles élémentaires de la prudence. Nous nous aimons dans la maison de notre mère, pas seulement dans l’une ou l’autre de nos chambres où nous nous rejoignons au cœur des nuits, mais dans les couloirs, les greniers, les débarras… Il me prend avec rudesse sur les meubles, contre les murs, sur les dalles. Des voix s’élèvent non loin de nous, les portes s’ouvrent, des semelles claquent, des objets grincent. Quand elle s’enferme ainsi dans la peur et l’obligation de silence, la volupté atteint des pics vertigineux, éblouissants, des sommets d’extase pure. Il me faut un long temps, un très long temps, pour apaiser mes tremblements, pour reprendre mon souffle, pour redescendre sur ce monde.

J’avais l’intention de parler aujourd’hui de la légende du deuxième peuple, des passagers de la deuxième arche, celle que mon maître Artien appelle l’Agauer – oui, tout comme la chaîne montagneuse qui se dresse à l’est du Triangle –, mais la douleur à mon bras me contraint à renoncer. J’y reviendrai à la prochaine occasion, si Elleo, mon bel insatiable, m’en laisse le temps.

Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.
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