Il ne pouvait plus rien pour les autres mais, elle, elle avait encore un avenir, un supplément d’existence, du temps pour cicatriser ses blessures et l’amour de son frère d’adoption pour revenir à la vie. Lui devrait étouffer la fleur vénéneuse qui germait dans son cœur, oublier l’ombre odieuse des couilles-à-masques, arracher les derniers remords enracinés par le meurtre d’Œrdwen, réapprendre à la contempler avec un regard neuf, avec le regard intense et pur du présent. Il s’essuya les joues d’un revers de main, lui rendit son amorce de sourire, la saisit avec délicatesse par les épaules et le pli des jambes, la souleva et, tout en veillant à ne pas buter sur les cadavres environnants, s’engagea sur le sentier qui descendait vers la plaine.
Une vague de froid descendit sur la colline au moment où il atteignait la mi-pente. Il n’eut pas besoin de scruter le ciel pour savoir que les umbres survolaient le sommet de l’Ellab. Il s’immobilisa néanmoins, en nage, les bras tétanisés par son fardeau, avisa un renfoncement dans la paroi, une niche étroite creusée par le surplomb d’un rocher, s’y engouffra, posa Mael dans les herbes et s’assit à ses côtés. Il dégagea sa gourde, en plaqua le goulot sur les lèvres de sa sœur, réussit à lui faire avaler quelques gouttes qui refluèrent aussitôt aux commissures de ses lèvres, n’insista pas, but lui-même une rasade d’eau imprégnée d’une âpre saveur de cuir, mangea ensuite l’un de ces gâteaux aux fruits confits dont Orchale avait rempli sa besace.
Il n’avait désormais plus de repère, plus de frontière, comme si le ciel et la terre s’étaient dérobés à ses yeux. Hors de question de retourner au domaine d’Orchale, passé sous le contrôle des protecteurs des sentiers. Hors de question de demander refuge dans un autre mathelle, les couilles-à-masques les avaient probablement tous infiltrés. Hors de question, encore, de se cacher dans la plaine d’herbe jaune qui n’offrirait aucune ressource pendant les deux mois de l’amaya de glace. Il ne restait qu’une solution réellement envisageable, celle préconisée par Orchale, traverser les grandes eaux orientales et passer sur l’autre continent. Mais encore fallait-il franchir la chaîne de l’Agauer avant les averses de cristaux de glace et trouver le moyen de voguer sur des flots à la réputation peu engageante. De plus, avec le poids mort constitué par Mael…
Des cris le tirèrent de ses réflexions. Le roulement obsédant de ses pensées et sa fatigue s’étaient ligués pour l’entraîner à fermer les yeux.
Mael avait disparu. Il se rua hors de la niche et découvrit sa sœur adoptive plus haut sur la pente. Elle courait sur le sentier en agitant les bras et en poussant des hurlements. Elle avait retroussé sa robe jusqu’à la taille, mais la laine végétale tire-bouchonnée retombait à chacune de ses foulées et lui entravait les jambes.
« Mael ! »
Elle s’arrêta, fit passer sa robe par-dessus sa tête, la jeta derrière elle puis, sans se retourner, reprit sa course gesticulante, vociférante.
« Reviens, Mael ! »
Orchéron aperçut les umbres au-dessus de la colline, lucarnes ouvertes sur le vide, parfaitement immobiles. Cinq seulement, mais beaucoup plus grands – ou plus près – que ceux qu’il avait vus les autres fois. Pointes triangulaires aussi effilées que des lames, queues et ailes – ou nageoires – oscillantes, flancs amples et arrondis. Il ne pouvait pas suivre leurs déplacements des yeux, mais il savait, aux colonnes grises qui assombrissaient la lumière de Jael, aux courants froids qui s’échouaient dans la chaleur naissante du jour, qu’ils fondaient l’un après l’autre sur la colline de l’Ellab pour s’emparer des cadavres.
Il s’élança à la poursuite de Mael, combla rapidement l’intervalle malgré sa fatigue, malgré la raideur de la pente, malgré un point de côté. Elle-même titubait, s’appuyait aux rochers ou aux racines qui saillaient de la terre, s’accrochait aux branches des buissons pour rester debout et prolonger une course chaotique, chancelante. Il la perdit de vue dans un lacet en forme d’épingle.
« Mael ! »
Il accéléra l’allure, déboucha, au bout du tournant serré, sur une portion relativement plane habillée d’herbe, de ronciers et traversée en ligne droite par le ruban clair du sentier. Hors d’haleine, les poumons en feu, il s’arrêta pour balayer les environs du regard. Il finit par la repérer au milieu de la végétation, à demi camouflée par les panaches translucides des herbes. Les épines s’enroulaient autour d’elle comme des lanières de fouet, lui couvraient le dos, les fesses et les jambes d’égratignures sanglantes.
« Mael… »