L’arbuste avait disparu, mais les protecteurs des sentiers étaient toujours là, encore plus nombreux, retranchés dans leur anonymat, affublés des mêmes masques et des mêmes vêtements. Ils couchèrent Mael sans ménagement sur le sol, lui retroussèrent sa robe, lui lièrent les poignets et les chevilles aux piquets. Elle ne réagissait pas, n’essayait pas de regimber, pas même de rechercher une position un peu moins inconfortable. Contrairement à la mère d’Orchéron – de… Quel nom criait-elle ?… Lob… ? –, elle ne portait pas de marques de coups sur les membres ou le visage, seulement des traces rouges sur les cuisses qui ressemblaient à des empreintes de doigts.
Orchéron se rappela son premier nom,
La sonnerie d’une corne retentit et plana un long moment dans le silence de l’aube. Les protecteurs vérifièrent les liens de leur prisonnière et se retirèrent en silence, pressés désormais de regagner leur abri avant le passage des prédateurs volants.
Orchéron attendit pour se redresser que les bruits de leurs pas se fussent évanouis. De son poste d’observation, il les regarda s’égrener en hâte sur le sentier tortueux de la colline, puis, quand il estima qu’il n’y avait plus de danger, il dévala la butte et, enjambant les cadavres, se précipita vers Mael.
« Mael, c’est moi, Orché, je suis venu te chercher… »
Il posa au sol sa gourde et sa besace. Elle le fixa sans qu’aucune expression ne trouble ses yeux. Il trancha les liens de ses poignets, la prit par les aisselles, la releva et l’étreignit.
« Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, Mael ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? »
Les larmes maintenant roulaient sur les joues d’Orchéron avant de se perdre dans les touffes éparses et noires de sa barbe. Elle ne réagissait toujours pas, amorphe, les bras tombant de chaque côté de son corps, la tête posée sur l’épaule de son frère, comme une poupée vidée de ses chiffons.
« Je t’emmène avec moi. Nous partons sur l’autre continent, sur l’autre rive des grandes eaux orientales, là où il n’y a pas de couilles-à-masques. »
Il enfouit ses sanglots dans la chevelure de sa sœur adoptive. Elle répandait une odeur de terre humide, de sang séché, d’urine et de craine. Il la serra contre lui de manière convulsive, comme si ces quelques mouvements désordonnés et brutaux avaient le pouvoir de la ramener à la vie. Puis il s’aperçut que les pieds de Mael bleuissaient sous la pression des liens enroulés autour de ses chevilles, s’écarta d’elle et, tout en la maintenant assise d’une main, sectionna les cordes en s’appliquant à ne pas lui entailler la peau. C’est alors seulement qu’il remarqua, sous les plis de sa robe retroussée, les taches de sang qui maculaient le haut de ses cuisses et son bas-ventre.
La deuxième sonnerie d’alerte tira Orchéron de son hébétude. Il leva machinalement les yeux et discerna dans le lointain les formes noires d’un vol d’umbres. Il les suivit un long moment du regard avant d’observer, poussé par une curiosité machinale, les cadavres étendus autour de lui. La plupart étaient des anciens qui avaient probablement passé plus de deux siècles sur le nouveau monde, deux étaient des adultes dans la force de l’âge, un homme mutilé, déformé, comme broyé par une avalanche de rochers, une femme intacte hormis ses yeux, ses lèvres et sa gorge gonflés, victime sans doute d’une allergie au pollen tardif, un était un adolescent qui, à en juger par la large plaie à son front, avait reçu un coup ou une pierre sur la tête, la dernière enfin était une fillette de trois ou quatre ans qui, malgré sa pâleur, semblait plongée dans un sommeil paisible et prête à se réveiller à chaque instant.
Un gémissement le fit tressaillir. Allongée sur le dos, Mael fixait le ciel enflammé par les premières lueurs de Jael. Elle tourna la tête dans sa direction. Il crut deviner une lueur de complicité dans ses yeux, une amorce de sourire sur ses lèvres.
Elle était vivante. Vivante.