Orchéron prit conscience que le constant avait l’intention de le tuer. Il fut tenté dans un premier temps de ne pas s’y opposer, soulagé de mettre fin à une existence qui lui avait valu davantage de déboires que de satisfactions, puis, tandis que le bâton continuait de le frapper sous tous les angles, germa en lui l’envie de se révolter, de se battre. L’instinct de survie sans doute, mais aussi une envie impérieuse d’explorer cette partie de lui-même qui lui était inconnue, de reconstituer une trame dont il ne tenait qu’une poignée de fils épars. La pointe du bâton lui percuta sèchement le bas de la colonne vertébrale, une onde de douleur se propagea jusqu’aux extrémités de ses membres, jusqu’au sommet de son crâne.
Œrdwen s’assit sur les bottes de paille et, le pied posé sur la hanche d’Orchéron, le bâton calé contre l’épaule, reprit sa respiration.
« Je savais que tu reviendrais dans ce grenier, petit salaud. Ça fait quarante-six nuits que je t’attends. Nous avons désormais tout notre temps. Tu souffriras plus longtemps, plus durement que Mael est appelée à souffrir. Mes frères de Maran te veulent en vie, mais je leur ai déjà donné ma fille et, cette fois, j’ai bien l’intention de régler moi-même le problème. »
Les paroles d’Œrdwen glissaient sur Orchéron comme des gouttes d’eau sur les plumes de nanzier. Le constant lui offrait un répit inespéré, l’opportunité, sinon de se remettre des coups, de rassembler quelques idées, d’envisager une riposte.
D’abord trouver une arme. Son couteau de corne. Dans la poche de son pantalon. Impossible de le dégager pour l’instant. S’il bouge maintenant, Œrdwen se fera une joie de lui administrer une nouvelle volée de coups. Guetter le moment propice. Reprendre des forces. Le visage de Mael… Qu’a dit son père déjà ? Il l’a… livrée aux couilles-à-masques ? La colère monte en lui, noire, brûlante. Efface la douleur. Finit de le ranimer. Lui rend sa lucidité. Sa détermination.
Les yeux mi-clos, Orchéron observa Œrdwen, toujours assis sur les bottes, la bouche tordue et les yeux exorbités par la haine. Il remarqua pour la première fois que Mael ne ressemblait pas seulement à son père par la teinte et la forme de la chevelure, mais qu’elle en était le portrait épuré, magnifié.
Le constant se releva et tourna autour d’Orchéron comme un chasseur autour de sa proie blessée.
« Je maudis Aïron de t’avoir introduit dans ce domaine, d’avoir attiré le malheur sur notre famille ! »
Le bâton s’abattit sur le flanc d’Orchéron, puis une deuxième fois sur sa cuisse.
« Je maudis Orchale de t’avoir adopté, de t’avoir traité aussi bien et même mieux que ses propres enfants ! »
Un choc sur les mains, un autre sur l’épaule. Attendre. Attendre que s’épuise la flambée de rage du constant.
« Je vais enfin éteindre ta lignée et purifier le nouveau monde. Ce sont les gens comme toi qui empêchent Maran de revenir parmi nous. »
Il scandait d’un coup de bâton chacun de ses mots, chacune de ses expirations, mais les impacts cinglants ne réussissaient désormais qu’à souffler sur la colère d’Orchéron. Se tourner maintenant, légèrement pour ne pas éveiller les soupçons. Diriger lentement la main du dessous, la droite, vers le ventre, vers la hanche, le geste machinal d’un homme ivre de souffrance qui ne sait plus très bien ce qu’il fait.
Œrdwen, en sueur, hors d’haleine, éprouva à nouveau le besoin de souffler et se laissa choir sur les bottes de paille. Orchéron exploita ce moment de répit pour glisser les doigts à l’intérieur de la poche, saisir le manche de son couteau, le dégager avec une lenteur exaspérante, puis, s’efforçant de maîtriser ses tremblements, il engagea l’ongle de son index dans l’encoche afin de déplier la lame.
« Hé, qu’est-ce que tu… ? »
Œrdwen bondit sur ses pieds, plongea la pointe du bâton sous l’aisselle d’Orchéron et tira sèchement pour le contraindre à se tourner sur le dos.
« Par tous les amayas de l’espace… »
Le constant tempêta, s’acharna puis, n’obtenant aucun résultat, décida de changer de méthode. Il rencontra une opposition inattendue lorsqu’il voulut retirer le bâton coincé entre le coude et les côtes d’Orchéron. Il commit l’erreur d’accepter l’épreuve de force à laquelle le conviait le fils adoptif d’Aïron, s’arc-bouta sur ses jambes, oublia de se servir de ses pieds ou de ses genoux pour l’obliger à lâcher prise.