Lobzal n’avait pas compris pourquoi ils les avaient condamnés, sa mère et lui, à être livrés aux umbres. Ils n’avaient commis aucun délit ni contrevenu à l’intérêt des domaines. En tant qu’intendante du mathelle de Jasa, sa mère avait fourni sa part de travail sans jamais rechigner ni se plaindre. Aucun litige ne l’avait opposée aux volages admis dans sa chambre : ils ne manquaient jamais de revenir la solliciter, preuve qu’elle leur donnait tout l’amour qu’ils attendaient, preuve qu’elle était mûre pour prendre ses responsabilités de mathelle, recevoir son propre domaine, s’attacher un ou deux constants. Lobzal s’était demandé si la faute ne venait pas de lui mais, il avait eu beau s’examiner avec toute l’honnêteté dont il était capable, il n’avait pas déterré dans ses souvenirs un forfait susceptible de motiver une telle sentence – on ne pouvait pas considérer les larcins de fruits et autres bêtises de gosse comme des fautes graves.
« Une lignée maudite… » répéta sa mère.
Des larmes coulaient en silence de ses yeux mi-clos, creusaient des sillons rectilignes sur ses tempes poussiéreuses avant de se perdre dans la masse de ses cheveux.
Des points sombres se détachaient à présent de la mosaïque étincelante du ciel : les umbres, une dizaine, flottant avec la légèreté de bulles de pollen au-dessus de la plaine teintée de rose par les rayons rasants de Jael. Ils ne battaient pas des ailes comme les autres volants du nouveau monde, tout simplement parce qu’ils n’en avaient pas. Bien que trois ou quatre fois plus volumineux que les yonks, ils se maintenaient en l’air sans effort apparent, sans autre mouvement qu’une faible oscillation de leur court appendice caudal qui ne ressemblait ni à un cartilage ni à une queue. On ne leur distinguait pas d’yeux, ni de museau ni de gueule, seulement une sorte d’avancée triangulaire qui, parce qu’elle était placée à l’avant comme la pointe d’une lance ou d’une flèche, faisait office de tête. Le gris anthracite de leur robe lisse n’accrochait aucun reflet, comme s’il absorbait la lumière. Ils exerçaient sur les habitants des mathelles une fascination qui avait condamné un certain nombre d’entre eux à finir dans leur estomac – on pouvait raisonnablement supposer que, s’ils éprouvaient ainsi le besoin de s’alimenter, ils étaient équipés d’un système digestif, donc d’un estomac. Malheur à l’imprudent hypnotisé par leurs arabesques paresseuses et abusé par leur lenteur apparente : une masse sombre fondait sur lui à une vitesse effarante, ne lui laissait pas le temps de gagner un refuge, le recouvrait tout entier comme un nuage d’encre de nagrale puis le happait on ne savait de quelle façon ni par quel orifice.
« Je regrette, Lobzi… Je regrette tellement… »
Qu’est-ce que tu regrettes, mam’ ? demanda Lobzal. De m’avoir mis au monde ? Et d’abord, une lignée maudite, qu’est-ce que ça veut dire ?
Il s’aperçut quelques instants plus tard qu’elle ne pouvait pas lui fournir de réponse parce que lui-même n’avait pas trouvé la force de formuler les questions. Il n’entendait plus le fredonnement de la brise, ni les friselis des herbes sur les pentes de la colline, ni les grattements familiers des petits animaux qui hantaient la plaine – de vrais fantômes d’animaux, qu’on ne voyait jamais mais dont on ressentait la présence. Aucun autre bruit que les sanglots étouffés de sa mère.
Les umbres approchaient, portés par des courants aériens qu’ils étaient les seuls à capter. Lobzal discernait leur « tête » triangulaire, leur « queue » courte et ondulante, leur « corps » légèrement renflé en son milieu. Les plus grands atteignaient sans doute une longueur de cinq hommes pour une largeur de deux. Ils survolaient des collines lointaines dont les courbes fuyantes et mordorées brisaient la monotonie de la plaine. Ils s’entouraient d’un silence qui semblait provenir d’un au-delà de vide et de froid.
« Lobzi… »
Sa mère ne pleurait pas sur elle-même mais sur lui, sur le fruit de son ventre, sur la chair de sa chair, sur cet enfant de huit ans qu’elle n’avait pas su conduire à l’âge d’homme.
« Ne t’inquiète pas, maman, dit-il d’une voix aussi ferme que possible. Je n’ai pas peur d’aller avec toi sur le chemin des chanes. »