Vénérée Qval Frana,
J’ai choisi de vous transmettre mon rapport sur le mode écrit, bien que l’écrit, selon les saintes paroles de Qval Djema, soit une tentative misérable d’emprisonner le temps. Sans doute n’ai-je pas trouvé le courage de vous affronter en face, de soutenir votre regard, le plus impitoyable des miroirs.
J’ai en effet décidé de quitter notre ordre pour fonder un domaine, un mathelle. J’y suis poussée par l’amour d’un homme qui s’est mis en tête de devenir mon premier constant. Je n’ai pas su résister à son regard, à son sourire, à son enthousiasme, à sa vigueur, à ses baisers, à ses caresses… Je n’en retire aucune culpabilité, seulement le sentiment que je me suis rendue à l’invitation du moment. Après tout, il existe mille manières d’affronter le temps, et vous ne pouvez me condamner, sinon par un jugement porteur d’une référence, d’un passé. Ou nous aurions bien mal assimilé les enseignements de notre fondatrice. Si j’ai déployé le paravent de l’écrit entre nous, c’est que j’avais peur de déceler de la réprobation dans vos yeux. Et, par conséquent, de mesurer l’inutilité, l’absurdité de toutes ces années consacrées à l’étude de l’instant, à la recherche de la vacuité. Le flot éternel ne se manifeste-t-il pas également par les désirs ? Que voulez-vous, vénérée Qval, mon corps réagit avec une grande, une exquise violence pour peu qu’on sache le réveiller, l’apprivoiser, l’affoler. Ni les privations que je me suis infligées ni l’épreuve de l’eau bouillante, que j’ai pourtant passée avec le succès que vous connaissez (que nous nous arrangeons toutes pour vous faire connaître), n’ont apaisé mes appétits sensuels, n’ont éteint mon feu passionnel. J’ai à présent des années de disette à rattraper, et, bien que vigoureux, Andemeur, mon constant, ne suffit pas à la tâche. D’ailleurs, pour me prouver son attachement, il cède volontiers sa place sur ma couche aux volages sur lesquels mon regard s’est posé. Un retard dans mes règles, des vertiges et des nausées matinales me donnent à penser que je suis enceinte. Bien qu’il n’ait aucune certitude sur sa paternité, Andemeur a accueilli la nouvelle avec une joie sincère bouleversante. Cette grossesse m’exalte et m’effraie en même temps, contraste entre l’ancienne et la nouvelle vie, je suppose.
J’entends d’ici votre argumentation, Qval Frana : « Les désirs ne peuvent pas être les fruits du présent puisqu’ils naissent d’un instinct, d’un conditionnement, donc du passé. La vacuité est la seule parole de l’instant, le seul commandement de l’ordre invisible éternel… » À cela je répondrai que l’enseignement, comme un gardien trop zélé, nous empêche parfois de percevoir d’autres chants et finit par nous égarer, nous éloigner du but. D’ailleurs, fixer et poursuivre un but me paraît déjà une aberration, une injure faite au présent.
Je ne cherche pas à vous provoquer en vous entretenant de mes tribulations de femme – tribulations femelles serait un terme plus approprié –, vénérée Qval, mais mon histoire va tôt ou tard se confondre avec le sujet qui nous intéresse : les protecteurs des sentiers. Votre initiative de m’envoyer dans le monde pour essayer d’en savoir davantage sur leur compte était vouée à l’échec. D’abord parce que je n’étais qu’une créature désemparée, vulnérable hors de l’enceinte protectrice du conventuel, ensuite parce que le secret dont ils s’entourent ne m’a pas permis d’en apprendre davantage que ce qu’en connaissent déjà les permanents des domaines, les errants et nos sœurs séculières.
La rumeur veut que les protecteurs des sentiers aient été fondés pour traquer et éliminer les lignées maudites. Eux seuls, d’ailleurs, semblent savoir ce que recouvre la notion de « lignée maudite », car, ayant interrogé un grand nombre d’hommes et de femmes à ce sujet, j’ai reçu des réponses variées, confuses, parfois diamétralement opposées. L’influence des protecteurs des sentiers s’exerce sur les domaines de Cent-Sources, les plus anciens. Ils ont fondé un culte exclusif, fanatique, au lakcha Maran qui obscurcit peu à peu les autres chemins. Ils se mêlent de tout, y compris (surtout) de ce qui ne les regarde pas. À Cent-Sources, il est difficile à une femme de créer son mathelle sans leur approbation. Certes ils ne s’y opposent pas officiellement, pas encore, mais ils s’ingénient à rendre la tâche impossible à celles qui ont eu l’audace de dédaigner leur consentement : fournies irrégulièrement en viande et en peaux, elles rencontrent les pires difficultés à recruter des journaliers pour les travaux saisonniers, moissons et cueillettes principalement, il n’est pas rare que des incendies détruisent leurs bâtiments et leurs récoltes, que leurs sources soient détournées, bref, elles sont isolées et harcelées jusqu’à ce qu’elles n’aient plus d’autre choix que d’abandonner leur mathelle, devenu improductif, et de grossir les rangs des ventresecs.
Andemeur me conseille justement de consulter les protecteurs des sentiers avant de fonder mon domaine. Il s’agit, selon lui, d’une formalité qui me simplifiera considérablement la tâche. Une formalité, vraiment ? Je n’en sais rien, mais je vais me ranger à l’opinion de mon futur constant. Face à ces « couilles-à-masques » (joli surnom dont les affublent les reines des domaines), je pourrai peut-être me forger une opinion plus précise. Et j’en appellerai à toutes ces années consacrées à l’enseignement, vénérée Qval, je m’efforcerai de m’immerger tout entière dans la vigilance du présent, de capter l’indicible dans leurs voix, dans leurs gestes, dans leurs silences. Si de cette rencontre se dégagent des éléments susceptibles d’étoffer ce rapport, soyez certaine que je vous les communiquerai, en souvenir – que Qval Djema veuille bien me pardonner… – de notre vieille complicité de djemales. Car, quoi qu’il arrive, je vous garde une très bonne place dans mon cœur.
Adore l’instant, il n’est pas d’autre dieu.
Votre ancienne disciple Merilliam.